Le bonheur est sous la tente

La première mondiale de la nouvelle création du Cirque du Soleil (la quatorzième) était présentée au Vieux-Port de Montréal avant-hier. Le chapiteau bleu et or y sera planté jusqu'à la mi-juin. On ne tire pas de plan sur la comète en prédisant un succès monstre à cette réussite de très haut niveau.

Le spectacle s'intitule Varekai. Il peut être considéré comme le meilleur des trois ou quatre derniers de l'entreprise. On sort de cette aventure esthétique et gymnique tout remué, en pâmoison devant les prouesses humaines. Et je vais le redire pour être bien compris: c'est franchement excellent.

La proposition de départ demeure toute simple: dans une forêt imaginaire, plantée au sommet d'un volcan, existe un monde magique où tout est possible. C'est Varekai (va-ré-caille), qui signifie "peu importe le lieu" dans la langue des romanichels. L'Europe de l'Est, surtout la Russie, fournit d'ailleurs la majorité des artistes.

Cet univers fantasmatique, le scénographe québécois Stéphane Roy l'a voulu exotique, avec une fabuleuse forêt de quelque 300 bambous, en fait des tuyaux de métal auxquels peuvent s'accrocher les acrobates et les projections lumineuses. Une passerelle, évoquant des îles de rêve, serpente au-dessus de la scène. Les costumes biomorphiques et très colorés de la Japonaise Eiko Ishioka amplifient l'effet d'étrangeté.

Une belle démence

Icare (Anton Tchelnokov), éphèbe angélique, tombe dans ce monde. Ce qu'il y découvre, le spectacle quoi, tient en une quinzaine de tableaux. Des numéros exceptionnels se démarquent du lot, pourtant surélevé. Les jeux icariens, où un porteur allongé sur le dos fait tournoyer un voltigeur au bout de ses pieds. Les courroies aériennes, manipulées par les jumeaux britanniques Atherton, véritables leçons d'anatomie vivante. Les balançoires russes, le numéro de clôture: des hommes-boulets éjectés des appareils pivotent et retombent sur des collègues ou alors sur des draps tendus comme des filets.

En fait, des filets, il n'y en a pas. À Varekai, tout est possible, mais seulement pour qui ose. Les quatre jeunes femmes sur leur trapèze commun s'exécutent sans lien de protection, tout comme les oiseaux des courroies aériennes. L'audace atteint son paroxysme en bout de course, quand les fous se lancent d'une balançoire russe à l'autre, avec une marge de quelques décimètres pour l'atterrissage entre de gros barreaux de métal.

Toute cette belle démence organisée est orchestrée par le metteur en scène Dominic Champagne, un habitué des petites comme des grandes salles montréalaises. Les exégètes prendront sûrement plaisir à déceler dans Varekai des éléments récurrents de sa mécanique expressive. Dans les grandes lignes, par exemple, avec ce goût affirmé pour les mondes imaginaires où la beauté et la fraternité fusionnent. Dans les petits détails également, comme l'utilisation de projections, déjà vue dans son adaptation de L'Odyssée au TNM.

Clins d'oeil

Dominic Champagne cultive aussi le mélange de genres, et depuis longtemps - son Cabaret Neiges noires a dix ans. Avec ses complices Claudio Carneiro et Mooky Cornish, il se permet des clins d'oeil aux vieux numéros de cabaret (le lapin sorti du chapeau... ) qu'une voisine, qui s'y connaissait visiblement, a décrits comme "du mauvais Bruno Blanchet". Par contre, les costumes du pas de deux acrobatique, qu'on dirait empruntés au patin de fantaisie, gâchent carrément le plaisir.

Bref, Champagne et les autres collaborateurs ont su apporter au Cirque du Soleil tout en s'y adaptant. Car si la machine est très bien rodée, elle demeure ce qu'elle est: une gigantesque entreprise qui respecte certaines formes éprouvées. Les éléments changent dans Varekai, des numéros aux costumes en passant par la scéno. N'empêche, au total, ce n'est qu'une variante d'un tout pour ainsi dire formaté, prévisible... malgré les très merveilleuses surprises.

On peut évidemment aussi appeler cela la touche magique du Cirque du Soleil, la marque de commerce, quoi. En même temps, arrivé à ce niveau de maîtrise, on se plaît maintenant à rêver d'un cirque réinventé... de nouveau, un cirque qui oserait sortir des sentiers qu'il a lui-même battus. On rêve d'un Varekai du cirque, quoi, où même les cadres ne tiendraient plus, ici comme ailleurs, peu importe le lieu...

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