Théâtre - Vous allez où, vous ?

Petit matin frisquet. Après la débauche de soleil et de couleurs du dernier long week-end à la campagne, personne n'a vraiment le goût de se retrouver en début de semaine, tôt en matinée, dans un petit café bruyant de la Main... Jean-Marc Dalpé non plus, me semble-t-il, malgré ses airs polis. D'autant plus qu'il vient de se taper 30 minutes de sur-place, bloqué dans un bouchon de circulation, et qu'il se pointe avec quelques minutes de retard, la poignée de main néanmoins bien franche.

Philippe Lambert, qui signe, lui, la mise en scène de ce Points tournants qui prend l'affiche de La Licorne cette semaine, arrive quelques minutes plus tard, retardé par des petits problèmes d'intendance à la maison. Puis voilà que même le photographe est là maintenant. Tout le monde est prêt. Plongeons. Surfons plutôt...

Une folie

Chacun de leur côté, les deux hommes me parlent d'abord, tour à tour, du bonheur de travailler à La Licorne. De la «grande famille de La Licorne», de cette «école», presque, qu'est devenu le petit théâtre dirigé par Jean-Denis Leduc et où, fait rare à Montréal, tous les choix de programmation semblent relever d'une même logique et d'une même orientation: celle de tenter de cerner les pièges qui menacent les sociétés modernes confrontées à l'uniformisation des cultures. De ce Points tournants sur lequel ils planchent depuis quelques mois déjà, ils diront ainsi que, malgré son ancrage écossais, c'est un texte qui nous concerne tous ici puisqu'il met en relief une crise identitaire qui a beaucoup de points communs avec la nôtre...

Puis, la conversation passe à une vitesse grand V... ce qui n'a rien d'étonnant puisque voilà que les deux complices essaient de me décrire l'ampleur de ce «road-movie sans entracte» que l'équipe dirigée par Lambert s'efforce de faire entrer dans l'espace exigu de La Licorne...

«C'est un peu une folie, explique le metteur en scène. Le texte comporte 54 scènes réparties dans 20 lieux différents. Et comme c'est un "road-movie" théâtral, il y a aussi une auto, une vieille Lada, qui occupe un coin de la scène. C'est ce qui fait qu'on a choisi de placer le plateau dans le sens du mur le plus long; en prime, ça nous donne un effet cinémascope», ajoutera-t-il en souriant. Lambert précisera encore qu'il s'est vu forcé d'évoquer plus que de représenter et que le traitement du texte sert d'abord à mettre en relief les lieux tout autant que les situations.

Ce texte de Stephen Greenhorn a été créé au Traverse Theatre d'Édimbourg il y a presque dix ans; depuis, il a été donné en allemand, en finlandais, en croate et en danois. Ici, c'est Olivier Choinière qui en signe la traduction. Et tant Lambert que Dalpé insistent pour en souligner l'impact et la justesse. Jean-Marc Dalpé, qui a lui-même traduit plusieurs textes au fil des années, dira que Choinière a choisi une langue très québécoise et qu'il n'a pas cherché à souligner les ressemblances ou à gommer les différences entre ce qui se passe en Écosse et

au Québec. «Olivier a traduit le texte sans chercher à expliquer: en lui gardant son caractère premier, brut. Il n'y a rien de politique dans le texte de Greenhorn et dans la traduction non plus. C'est un texte de "road-movie" classique farci de rencontres dues au hasard qui influencent directement ce qui va arriver. Pour faire sentir cela concrètement, Olivier utilise les accents et les niveaux de langue... et là, ça peut devenir assez crevant! Parce que l'humour de l'auteur fait penser aux grands classiques de l'humour british... »

Crise identitaire

Greenhorn raconte l'histoire d'Alex et de Brian, deux jeunes truands écossais dans la jeune vingtaine, pas méchants pour deux sous. Ils viennent de voler une planche de surf et ils traversent le nord de l'Écosse pour aller la vendre à Thurso, dont les plages accueillent les surfeurs du monde entier. Poursuivis par Binks — joué par Jean-Marc Dalpé —, un petit mafieux qui veut récupérer son bien, ils rencontreront toute une série de personnages bizarres au hasard de leur randonnée. Mais comme le précise Lambert, «c'est d'abord une pièce sur l'identité et sur l'ouverture aux autres».

C'est que l'Écosse que traversent les deux hommes n'a plus beaucoup à voir avec le pays de traditions auquel on pense. Pas de cornemuse ici, ni de tartans: à l'image de l'Europe nouvelle, c'est maintenant une contrée balayée par la migration des cultures et des populations. Au fil de leurs dérives, Alex et Brian rencontreront des gens d'un peu partout. C'est même une géologue canadienne-anglaise qui les invitera à participer à un ceilidh (une fête traditionnelle écossaise) organisé par un Français, où l'on danse sur la musique de Johnny Cash.

«Leur discours n'est pas politique une seule seconde, reprend Dalpé; c'est loin d'être des intellos. Ils ne discutent que de petites choses et de direction dans laquelle il faut aller pour atteindre la côte. Mais tout au long de la route, ils ne rencontrent jamais le peu de références culturelles qu'ils avaient et se retrouvent finalement en plein coeur d'une crise d'identité. Les États ont beaucoup changé en peu de temps, tout bouge très rapidement: ils devront faire de même, accepter d'être influencés par les autres. Comme le disait Philippe, c'est ça, le thème fort de la pièce: l'identité, le mélange des cultures, l'ouverture aux autres.» [...] «Mais tout ça se fait "par en dessous", poursuit Philippe Lambert du même souffle. C'est à travers les rencontres qu'ils font qu'Alex et Brian apprendront peu à peu à lâcher prise, à devenir moins cyniques, plus présents à ce qui s'offre à eux... »

Et vous, une semaine avant la première, où en êtes-vous?

«À ce stade-ci, conclut le metteur en scène, nous en sommes à ponctuer cela de façon claire. L'écriture de Greenhorn et la traduction d'Olivier sont d'une grande théâtralité, qui nous sert bien pour faire surgir les lieux et les situations. Mais parfois, l'auteur arrive aussi à créer une scène très "punchée" en trois lignes seulement. Il a donc fallu travailler énormément les transitions, lier tout cela par autre chose que des noirs entre les scènes... Par des flash d'infos ou de pubs sur la radio de l'auto, par exemple, ou encore par des références concrètes à cette uniformisation culturelle à laquelle nous sommes tous confrontés.»

Comme on peut le lire dans le dossier de presse: «au fond, la véritable question n'est peut-être plus de se demander d'où on vient, mais où on va!»...

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