Théâtre - L'enfance sans fin

On glorifie trop souvent le monde de l'enfance en évoquant son innocence et sa poésie. Le passage à l'âge adulte est alors présenté comme une perte de pureté, une régression plutôt qu'une évolution. Devant la proposition de l'auteure dramatique Annie Ranger, qui consiste à donner la parole à une jeune déficiente intellectuelle, le spectateur peut craindre de voir le même phénomène se répéter. Mais est-ce vraiment cette cadette qui prend la parole dans cette pièce?
Car pour parler, elle parle, la cadette: très volubile et coquine, elle nous présente son monde de jeux et de musique où elle seule règne en maîtresse, se moquant avec effronterie des soucis de ses proches. Autour d'elle, les problèmes de ses parents et de sa soeur nous apparaissent comme autant de jeux puérils. Problèmes de gardiennage traités avec des ballons, amourettes de la soeur cachées sous un drap figurant une cabane... Comme spectateur, on en vient à douter de l'intérêt dramatique de ceux qui l'entourent tant on préfère le côté malicieux et survolté de la cadette. Cependant, quand l'insouciance propre au jeu mène à un accident, la réalité éclate: en imposant malgré elle son monde perpétuellement enfantin aux membres de sa famille, la cadette les empêche d'avancer et, dans le cas de sa soeur, de poursuivre ses propres aspirations de femme.Les acteurs évoluent dans un décor rappelant les modules de jeu des jardins d'enfants. La scénographe Véronic Denis a combiné échelles de corde, mât de navire et trampoline. Elle reconstitue ainsi le royaume de la cadette, une forteresse que n'aurait pas reniée Peter Pan. Si les personnages d'enfants y évoluent avec souplesse et désinvolture, il n'en va pas de même des adultes, souvent empêtrés dans un espace trop petit pour eux. Les éclairages épurés de Martin Gagné sont empreints de poésie, par exemple lorsqu'ils isolent cette girouette qui, comme la protagoniste, virevolte sans arrêt et sans but.
Complice de l'auteure au sein du Théâtre I.N.K., l'actrice Marilyn Perreault compose une jeune déficiente savoureuse, notamment grâce à sa grande maîtrise du jeu corporel. Pleine d'allant dans son interprétation, elle nous fait du charme avec son regard pétillant et sa voix pleine de malice aussitôt que la cadette devient narratrice. À l'instar de l'être accaparent qu'elle incarne, peut-être éclipse-t-elle involontairement par sa présence et son énergie le reste de la distribution. Qui sait si, en mettant tant en vedette la cadette, l'auteure et le metteur en scène (Martin Champagne) n'ont pas manqué d'espace et de temps pour approfondir le véritable drame, celui de la soeur aînée? Quoi qu'il en soit, ce deuxième spectacle des créatrices des Apatrides séduit par sa fantaisie et sa poésie teintée d'espièglerie. Toute l'équipe réussit également — ce qui n'est pas rien — à nous faire sourire et à nous toucher.
Collaborateur du Devoir