Théâtre - Souvenirs perdus
Alors que j'étais étudiant, Madeleine Renaud, dont Jean-Louis Barrault était le compagnon, jouait encore à Paris. J'étais d'abord allé la voir interpréter Winnie dans Oh les beaux jours. J'avais ensuite ressenti le besoin irrésistible d'assister à Savannah Bay. Elle y partageait la scène avec Bulle Ogier.
Je me souviens encore de l'imposante robe de velours rouge qu'elle portait. Avec un peu d'imagination, on pouvait croire qu'elle avait été taillée à même le rideau d'un vieux théâtre. Pour moi, le Duras s'était avéré encore plus émouvant que le Beckett, peut-être parce qu'y filtrait davantage la fragilité d'une actrice qui était la grâce incarnée.Aussi avais-je envie d'entendre de nouveau ces mots-là. J'avais bien pris soin de remiser la nostalgie dans la poche intérieure de mon blouson. La nostalgie est mauvaise conseillère. En revanche, je voulais voir ce que pouvait donner Mme Sutto dans Duras. J'éprouve pour elle, pour sa curiosité théâtrale en particulier, une admiration comparable à celle que m'inspirait Madeleine Renaud. Je confesse par-dessus tout que, pour moi, peu de choses valent un vieil acteur en scène à qui le théâtre a appris à aller droit à l'essentiel. C'est ce que j'espérais secrètement.
Or Savannah Bay, tel que monté par Patricia Nolin, est tout le contraire d'une mise en scène qui va droit au coeur. Quel mystère qu'une actrice qui a si bien joué Duras (La Musica deuxième) en fasse une si piètre lecture! Il faut dire à sa décharge qu'elle signe là sa première mise en scène dans un théâtre professionnel. Toujours est-il qu'elle encombre le plateau d'un exotisme de pacotille, enrobe le texte d'un environnement sonore d'une étrangeté appuyée, ce qui a pour effet d'annihiler ipso facto la qualité d'épure symboliste recherchée par cette langue dramatique où «un mot vaut mille images». Mal dirigées, ses actrices tombent tantôt dans le piège de la banalité, tantôt dans celui de l'extravagance. Oublié, le poids des mots, oubliée, la musicalité, pourtant principaux ingrédients d'une parole dramatique dépourvue d'action.
La moins durassienne des deux, c'est cependant Monique Spaziani. Elle semble ne pas savoir ce que cette gravité-là suppose. Elle se prend à minauder, à jouer du chapeau, voire à faire la féline, alors qu'elle devrait surtout prêter l'oreille et arracher bribe par bribe son terrible secret à sa grand-mère. Car la vieille actrice a été emportée en sa jeunesse, pour reprendre la formule d'Anne Hébert, «par la véhémence d'un très grand amour».
Pour aborder ce rôle délicat, convenons franchement que Janine Sutto n'a pas bénéficié de conditions favorables. À ses côtés, une partenaire de jeu envahissante ne laisse guère à son drame l'espace nécessaire pour se faire jour. Je l'ai dit, Spaziani ne cesse de l'en distraire. De plus, si elle avait été mieux guidée, l'interprète expérimentée n'aurait peut-être pas cherché à rendre naturelles des répliques qui supportent difficilement un tel traitement. Il est vrai qu'il faut chercher loin pour trouver une amoureuse en train de s'exprimer ainsi: «Entre eux deux, il ne voulait rien. Il voulait le monde vide et eux.»
Cela ne veut pas dire que la femme de la rue ne peut pas se faire aussi lapidaire que ne l'est la phrase poétique de Duras. Témoin ma voisine qui, aux deux tiers de la représentation, a murmuré à la sienne: «C'est ben ennuyant, hein! Dors-tu?» Terrible verdict, en particulier quand la pièce dure à peine une heure dix. D'autres diraient sans doute qu'il n'est pas donné à tout le monde de jouer Duras. Inutiles regrets qui marquent la déception à l'endroit d'une rencontre qui n'a pas eu lieu. J'aime mieux penser que l'avenir réserve encore de belles surprises aux acteurs qui vivent vieux.