Théatre - Teesri Duniya, l'autre voix

Multiethnique, multiculturelle et tiers-mondiste par l'angle de traitement qu'elle propose, la compagnie Teesri Duniya s'intéresse, avec Noah's Ark 747, à la frontière trouble et mal balisée de l'immigration.

C'est quelque part entre 1977 et 1981 que la compagnie Teesri Duniya s'est peu à peu matérialisée en plein coeur de Montréal. Teesri Duniya, ça signifie «Tiers-Monde». «Third World», comme l'explique Rahul Varma en racontant les débuts difficiles de la petite compagnie qu'il a fondée il y a 20 ans et qui aura néanmoins réussi à produire plus d'une douzaine de spectacles avec trois fois moins que rien avant de recevoir sa première subvention du Conseil des arts en 1994.

«Nos spectacles sont toujours socialement engagés, par définition», poursuit Varma, qui écrit la plupart des textes de la compagnie et qui en est aussi devenu le directeur artistique en 1986. Sur ces derniers mots, dans la fenêtre derrière lui, le soleil vient de faire exploser un arbre en ce radieux après-midi d'automne. Ça commence bien.

Tout juste à côté

En fouillant sur Internet ou en faisant le tour de vos amis «qui sortent», vous découvrirez probablement que les productions de Teesri Duniya sont réputées mettre en relief la condition de ce qu'on en est venu à appeler «les minorités ethniques». Isolated Incident, par exemple, revenait sur la mort d'Anthony Griffith, abattu accidentellement par le policier Alan Gossett, et Land Where The Trees Talk était consacré aux revendications des Premières Nations. Mais c'est en 1999 avec L'Affaire Fahradi, la version française de Counter Offense, présentée l'année précédente, que le milieu théâtral montréalais a vraiment pris conscience de l'existence de Teesri Duniya — peut-être tout bêtement parce que l'excellent Paul Lefebvre avait piloté le projet. Puis, Reading Hebron en 2000 — sur le massacre du même nom — et Bohpal, l'an dernier, sont venues consacrer la compagnie comme l'une des seules à faire du théâtre social et politique ici.

Dehors, maintenant, il fait rouge, ocre, jaune; un déluge de lumière et de couleur. Beau temps pour parler de l'arche de Noé... Pourquoi l'arche de Noé? Parce que le prochain spectacle de Teesri Duniya, Noah's Ark 747, de Sylvija Jestrovic, prend l'affiche jeudi prochain au MAI. Et aussi parce que devant moi, Rahul Varma et Paulina B. Abarca, la metteur en scène du spectacle, sont là pour tout me dire sur cette compagnie que l'on connaît mal et qui joue un texte inédit d'une auteur yougoslave dont on n'a jamais entendu parler. Ce qui correspond d'ailleurs à l'image générale que l'on a de Teesri Duniya. Une voix autre. Tout juste à côté.

On parlera d'abord de la compagnie. D'années difficiles, de survie. D'une orientation presque «géographique». «Au début, Teesri regroupait surtout des gens venant du Sud-Est asiatique qui avaient choisi de rendre compte de leur culture, se souvient Rahul Varma. Mais ça n'a pas duré très longtemps et, peu à peu, le groupe s'est ouvert à d'autres minorités. Au lieu de nous ghettoïser, nous voulons plutôt contribuer à la société d'ici, donner notre perception de déracinés, notre éclairage à nous sur ce qui se passe ici. Aujourd'hui, cette distinction "géographique" s'est complètement estompée et plusieurs francophones travaillent avec nous.»

Et l'orientation, la philosophie de la compagnie...

«Elle n'a pas vraiment changé, reprend-il. Des années de disette, il est resté la passion de faire du théâtre, de s'exprimer à travers des productions dont l'orientation sociale est très nette. Il y a une démarche politique derrière tout ce que nous faisons, une dimension politique et sociale pertinente à la réalité présente ["relevant to now"]. Bhopal faisait directement allusion aux événements que vous connaissez alors que des milliers de personnes ont perdu la vie [la pièce sera bientôt jouée en Inde, précise Varma]. Et Noah's Ark se déroule à Belgrade en 1994, au moment où tout éclate et que les quatre personnages de la pièce décident d'émigrer au Canada.»

Triangle amoureux

Paulina B. Abarca parle de Noah's Ark 747 et de Sylvija Jestrovic avec beaucoup de respect. «C'est un texte d'une grande richesse, d'un haut niveau de sophistication. L'absurde y est très présent; on retrouve dans la pièce un climat très caractéristique des anciens pays de l'Est, où la vérité admise, en une sorte de distorsion permanente, n'a rien à voir avec la vérité. J'ai voulu rendre cela concrètement, en plaçant les personnages dans une pièce ouverte, une sorte de cage à armature de métal que l'on peut surveiller facilement de tous les angles. Une sorte de bateau aussi, d'arche de Noé, puisque les personnages se préparent à émigrer au CanadaÉ »

L'histoire se déroule sur un fond de triangle amoureux et met en scène les histoires personnelles des quatre personnages qui n'ont pas vraiment envie de quitter le pays qui les a vu naître... mais qui n'ont plus vraiment le choix.

«C'est un regard sarcastique sur la société, reprend la metteur en scène, sur ce drame des déplacements forcés de populations et des réfugiés politiques qui aboutissent un peu partout et qui sont presque forcés de renier leur passé pour s'intégrer à leur nouvelle société d'accueil. C'est une pièce dure, déroutante, qui continue de vivre avec vous une fois que vous êtes sortis du théâtre.» Pour les curieux, précisons que Sylvija Jestrovic est aujourd'hui âgée de 32 ans et qu'elle a commencé à écrire ce texte à Belgrade, en 1994. Elle vit au Canada et vient de terminer un doctorat en théâtre dans une université fort cotée du ROC.

Soyez aussi prévenus qu'après le rideau et les derniers applaudissements, ça ne s'arrête pas là. À Teesri Duniya, on a l'habitude d'inviter les gens à participer à un débat sur le thème de la pièce. Aiguisez vos arguments pour affronter les dédales sibyllins de la bureaucratie de l'immigration canadienne...

On peut se renseigner sur la compagnie et ses productions au http://www.teesriduniyatheatre.com/ ou en composant le (514)982-3386.

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