Dans le ventre de la Bête

Il y a deux ans, Brigitte Poupart se lançait dans une entreprise un peu délirante qui porte le titre de Babel; le spectacle prendra l'affiche dans quelques jours à l'Espace Go. Belle occasion de refaire avec elle le parcours d'une aventure baroque et passionnelle...

On l'a surtout vue dans les parages de Trans-Théâtre, qu'elle a fondé avec Michel Monty en 1991. Et avec Momentum: l'hiver dernier encore, elle était des quatre laboratoires Crête. Elle a joué dans une trentaine de productions un peu partout, au théâtre surtout mais aussi à la télé et au cinéma. C'est une petite femme, menue, mais qu'on devine étonnamment vive et bouillonnante d'énergie. Pour tout dire, rien qu'à la voir et l'entendre dévoiler son projet, on sent que Brigitte Poupart est une passionnée.

Depuis quelques années, elle est aussi passée à quelques reprises de l'autre côté du texte en signant quelques mises en scène. «Jusqu'ici, tient-elle à préciser d'entrée de jeu, j'ai fait des mises en scène à plusieurs mains. Le Défilé des canards dorés avec Hélène Mercier à La Licorne puis WC avec Marie Michaud, il y a déjà presque trois ans. Une production qu'on a promenée un peu partout. Et évidemment, j'ai beaucoup travaillé avec Michel Monty à Trans-Théâtre. Michel, qui signe ici le texte et la dramaturgie de la production. Mais là, avec Babel, je plonge toute seule, pour la première fois. À la mise en scène, je veux dire. Et je suis un peu fébrile, je l'avoue... »

Un terrain d'exploration

Pour ceux qui ne fréquentent pas régulièrement les productions de Trans-Théâtre, précisons que, dans la mouvance du théâtre expérimental montréalais, c'est une compagnie regroupant des concepteurs plutôt qu'un noyau d'acteurs. Par rapport au Nouveau Théâtre expérimental (NTE), à Momentum et au défunt Grand Théâtre émotif du Québec (GTEQ) — où Brigitte Poupart a participé aux spectacles Nudité et Suicide —, Trans-Théâtre se présente comme une compagnie qui «ne se définit pas selon un créneau esthétique». Trans-Théâtre entend raconter, de plusieurs façons, des histoires qui touchent et qui posent des questions. Ses spectacles, peut-on lire dans le cahier de presse de Babel, «mettent en scène le choc des contraires: le politique et le privé, le rire et le tragique, l'introspection et la fête». Cela correspond exactement à ce que me raconte Brigitte Poupart, qui dit être «allumée par l'ambiguïté».

Elle reprend: «Je pense que c'est une mise en scène d'instinct: j'essaie des choses. Le spectacle est une expérience plus physique, plus visuelle, un terrain d'exploration dans lequel le texte est moins important que l'écriture scénique. C'est aussi un show que je veux interactif et exploratoire, un peu dans le même esprit que les laboratoires Crête, c'est-à-dire que le spectacle veut provoquer une réaction et une réflexion du public.»

Babel, c'est bien sûr la tour, le mythe de la tour du même nom. Ici, c'est une monstrueuse construction, une gigantesque pyramide de plus de 700 étages abritant un million de personnes. Un modèle. Un prototype. Il y a là des quartiers entiers, des parcs, des usines, des écoles et des magasins. Rien n'est dit clairement, mais on peut presque deviner que les gens qui habitent la tour n'ont plus besoin que d'une seule et même langue, que d'une seule et même culture puisqu'ils vivent de la seule et même économie. C'est un peu le symbole de l'absurdité mondialisante portée à des dimensions «totalitaires».

Pour situer clairement les enjeux, la pièce commence au moment où l'architecte-concepteur de la tour va donner une entrevue télévisée au chef d'antenne jouissant de la plus forte cote de popularité, une sorte de «twit qui pogne» avec lequel l'architecte devra assez rapidement croiser le fer. En arrière-plan, un choeur. Rajoutez de l'ironie, du sarcasme, de l'absurde. À larges doses, l'absurde. Puis laissez mijoter jusqu'à ce que le mythe remonte à la surface et que craque sous vos doigts la coquille de l'homogénéité...

«J'ai choisi de rendre ce climat trouble, reprend Brigitte Poupart, par une mise en scène baroque. Qui fait coexister des trucs incompatibles qui s'entrechoquent. Parce que je pense que le texte de Babel, que la situation qu'il montre du doigt ressemble beaucoup à notre société. Il n'est pas vraiment question d'OGM, de mondialisation ou du protocole de Kyoto, mais ça s'inscrit dans cette dynamique de dénonciation du faux consensus d'indifférence. À la télé, par exemple, on saisira rapidement que l'architecte est une sorte de mégalomane philosophe qui n'est pas du tout d'accord avec ce qu'est devenue sa tour... »

Politique du chaos

Pour le texte, Michel Monty s'est inspiré d'un article déroutant de Bill Joy — le fondateur de Sun MicroSystems devenu philosophe — publié dans le magazine américain Wired il y a déjà quelques années. Joy y dénonce une situation alarmante, preuves à l'appui: la venue prochaine de l'humain re-ingéniré sur mesure dans un monde où l'hybridation homme-machine deviendra à tout le moins courante. Il s'est aussi inspiré de La Politique du chaos et des Particules élémentaires de Houellebecq. «Il en résulte un texte, reprend la metteure en scène, débouchant sur le métissage et la diversité plutôt que l'uniformité.» Le tout rendu dans une imagerie plutôt 1950 avec force projections et l'omniprésence d'un logo rappelant la montée de tous les fascismes. Bref, ce n'est pas parce qu'on rira que c'est drôle...

Le plus intéressant dans tout cela, c'est qu'avec ce Babel à l'imagination débridée, Trans-Théâtre veut rejoindre un public jeune. La compagnie a la bonne habitude de préparer une trousse pédagogique pour chacun de ses spectacles. Ainsi les profs peuvent-ils travailler la pièce avec leurs élèves en fouillant des dossiers parallèles comme celui de la mondialisation, du métissage ou même de l'architecture, de la mythologie et de la cybernétique: des sujets hot, presque full cool... Brigitte Poupart explique aussi la volonté de la compagnie d'offrir «aux jeunes la chance de voir du théâtre contemporain, du théâtre qui risque, comme eux. C'est un public extrêmement important pour nous».

«Nous avons l'habitude, conclut-elle, de les rencontrer après le spectacle, de discuter avec eux de ce qu'ils ont vécu pendant la pièce. J'espère promener Babel un peu partout à travers les régions du Québec. C'est toujours très émouvant, très intense.»

C'est une grâce qu'on souhaite.

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