Alaclair Ensemble dans l’œil de la tempête sociale

Le collectif Alaclair Ensemble aborde, avec humour et une pointe d’absurdité, des sujets délicats sur son septième album.
Photo: Élizabeth Landry Le collectif Alaclair Ensemble aborde, avec humour et une pointe d’absurdité, des sujets délicats sur son septième album.

Il nous avait bien prévenus en mai dernier, ce cher Eman, lorsque nous discutions de son album solo Le pouvoir de l’esprit est infini : ses collègues d’Alaclair Ensemble abordent des sujets délicats dans les textes du septième album du collectif, qui paraît le 1er septembre.

On y lit les traces laissées par la pandémie, on touche les éclaboussures de la vague de dénonciations dans le milieu musical québécois qui les a atteints. Alaclair Ensemble offre un album festif dans ses rythmes, mais complexe dans ses rimes, les cinq membres s’inspirant du climat social pour livrer le fond de leur pensée pas toujours limpide, il faut le reconnaître. Lançons le débat.

« C’est le travail des artistes d’utiliser ces matières sociales pour créer », estime Eman, lors d’une entrevue offerte la semaine dernière en compagnie des amis KNLO et Vlooper — ne manquaient que Claude Bégin et Ogden pour agrémenter la conversation.

« On disait plein d’affaires aussi deep avant, mais le contexte était différent, enchaîne-t-il. Tellement moins polarisé. Là, sur cet album, on s’est attardés à certains aspects de notre société » comme les répliques au tremblement de terre #MoiAussi et le clivant discours conspirationniste. C’est le cas sur Ton ami conspi, groove soul-jazz-rap coulant, et Pas fou le mec, étrange chanson plaquée sur un beat house des années 1980, deux chansons qui s’étirent sur huit minutes ou plus, comme quoi le sujet les inspirait.

Y’en a une autre qui s’appelle Tikisson Woke, qu’on ne sait trop de quelle oreille écouter. Selon KNLO, elle raille ceux qui ont « kidnappé » le terme « woke », auquel il s’identifiait personnellement lorsqu’Erykah Badu et sa consoeur Georgia Anne Muldrow l’ont introduit dans la tête des amateurs de rap — « What if therewas no n****s, only master teachers now ? / I stay woke », chantent-elles dans le refrain de Master Teachers, tirée du prophétique album New Amerykah, Pt. 1: 4th World War (2008).

« On se considérait nous-mêmes comme des wokes, explique KNLO en se référant à Master Teachers. Est arrivée ensuite une forme de kidnapping du terme — c’est devenu l’image de quelqu’un qui a tendance à se prendre pour la police des moeurs, qui se croit plus vertueux que l’autre. La chanson tourne ça en rigolade. »

Vlooper offre toutefois une interprétation totalement différente du sens de la chanson : « Ça pourrait aussi être un hymne aux wokes ! […] Nous ne prenons pas position par rapport à l’usage de ce mot — et d’ailleurs, ce refrain avait été enregistré à l’été 2018, bien avant que, pour certains, le mot devienne une insulte. »

Conseil de famille

« On se sert de ces thèmes [de société] comme de la pâte à modeler quelque chose à dire de notre époque, abonde Eman. C’est cool de jouer dans ces terreaux. Après, ça reste du Alaclair, c’est-à-dire des individus qui ont chacun des manières différentes de voir les choses et la vie. Ce qui nous unit, c’est la musique, mais après, ce que chacun a envie de dire… ça reste pas clair. »

« À-la-pas-clair Ensemble ! » rétorque KNLO dans un éclat d’esprit, lui qui, sur Ton ami conspi, offre ces sages paroles résumant bien le thème général de l’album : « T’as peut-être raison, j’ai peut-être raison / Mais qu’en disent les Gods ? / Décide ou écrase / Indécis c’est wrong / On reste en bons termes / Même en désaccord ». Les opinions divergent sur des sujets brûlants, mais les liens d’amitié sont plus forts que les prises de position.

Eman : « Lorsqu’on se met à table, tous les cinq, on jase et on ne s’entend vraiment pas toujours sur tous les sujets — et bien heureusement. Je trouve ça bien de laisser la place à tous les points de vue. Ça nous challenge, ça nous force d’être ouverts d’esprit, à l’écoute de l’autre », ce que prône le rappeur en cette ère de débats incivilisés et de position campées.

Durant notre conversation, le rappeur KNLO compare la création du septième album d’Alaclair Ensemble à « une clinique psychologique pour adultes », alors que sur la chanson Rap de cégep, mettant en vedette Modlee chantonnant l’air célèbre de Rapture du groupe Blondie, il parle du métier de MC comme d’un « Poste à temps plein / Dans une garderie pour adultes / Des fois, on dirait jardin / Où pousse la haine » et à laquelle le groupe tente ici de répliquer par l’humour, la bienveillance, mais aussi par des railleries et des contradictions assumées.

Avec le recul, après avoir terminé cet album, le compositeur et réalisateur Vlooper reconnaît que ses amis marchent sur une « fine ligne » avec certaines strophes et certaines idées. « Si tu peux te sentir outré par certaines phrases, on le comprend, dit-il. Cela dit, bien malin celui qui saisira tout le sens qu’on donne aux textes de l’album. » Lui-même ne semble pas en être toujours sûr.

Carte postale

Or, c’est moins une rime lancée çà et là qui fera réagir qu’une apparition, survenant très tôt d’ailleurs dans l’album. Après Alaclair fontaine (le refrain emprunté à la chanson traditionnelle) en introduction, on reçoit cette Carte postale, envoyée par le membre fondateur Maybe Watson qu’Alaclair Ensemble avait expulsé du collectif en juillet 2020, en pleine vague de dénonciations, après avoir appris « une histoire inacceptable » à son sujet.

Watson reconnaissait au même moment ses torts, s’excusant sur les réseaux sociaux : « Je mesure aujourd’hui l’ampleur du mal dont je suis responsable ». Précisons qu’il n’a pas fait l’objet d’une quelconque poursuite et que les gestes qui lui sont reprochés n’ont pas été dévoilés officiellement.

Durant trois minutes, le rappeur déchu fait le point sur sa vie et semble tirer un trait sur sa carrière de rappeur professionnel. Eman, KNLO et Vlooper confirment, cette seule chanson de l’album où apparaît Watson ne signifie pas son retour dans la formation : « Wats n’est pas membre d’Alaclair Ensemble », tranche KNLO. En revanche, « on voulait lui donner une plate-forme pour s’exprimer dans le contexte de ce qu’on a traversé et qui a fait que nos chemins se sont séparés. Ce fut une décision conjointe, de sa part et de la nôtre, de l’entendre, avec le recul qu’il a pu prendre par rapport à cette affaire et à son retrait de la vie publique. »

« C’est sûr que c’est une chanson coup de poing, mais il nous semblait à propos d’approcher cette affaire comme ça, plutôt que de lancer un album en faisant semblant que rien de tout cela n’était arrivé », ajoute Vooper. Eman ajoute : « Que la chanson plaise ou non, ça a été pour nous un bel exercice — y’a quelque chose de thérapeutique d’aborder le sujet. »

Ainsi, la vague #MoiAussi ressurgit tout au long de l’album, particulièrement dans les contributions, aussi savoureuses que grinçantes, de Claude Bégin qui, çà et là sur le disque, imite Jean-Pierre Ferland ou Joe Dassin (on hésite encore) en décochant des flèches à certaines personnalités autrefois publiques, aujourd’hui retranchées dans la déchéance.

Ailleurs, il se lamente sur l’état de la scène, sur le même ton chansonnier suranné : « Les crétins dans l’engrenage / Le rap québ, carambolage / Et coule l’eau / Sur le dos ». Là, on rigole.

L’album, le plus polarisant de la discographie d’Alaclair Ensemble, s’intitule Lait paternel. Le jeu de mots fait sourire, mais laisse aussi un curieux arrière-goût. « Ce que je retiens de l’album, c’est qu’il a été vraiment drôle et le fun à faire, dit Eman. C’est le coeur de notre projet : avoir du fun. Et ça fait du bien de prendre des sujets délicats et de brasser ça. Je pense que ça a toujours été comme ça, avec Alaclair : on a toujours été, pas nécessairement à gauche, mais en marge. On est un ovni, nos sujets sont bizarres, les angles par lesquels on les aborde ne sont pas clairs. On demeure fidèles à nous-mêmes. »

Lait paternel

Alaclair Ensemble, Disques 7ième Ciel. Disponible le 1er septembre. En concert à l’Impérial de Québec le 7 septembre, dans le cadre du festival St-Roch XP, puis au Club Soda les 29 et 30 septembre.

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