Le rap français reprend les scènes du Québec

Les 34es Francos de Montréal, qui débutent le 9 juin, attireront à Montréal une belle délégation d’acteurs de la nouvelle scène rap française et belge : Soolking, Lujipeka, Prinzly, Prince Waly, Jok’Air, S’tano, BEN plg, ajoutons à la liste le vétéran Disiz. Après avoir boudé le territoire québécois durant la précédente décennie, les rappeurs franco-européens signalent leur retour en force sur les scènes du Québec, au grand plaisir des fans et des promoteurs de spectacles exploitant un marché longtemps boudé. Des acteurs de la scène rap nous expliquent le phénomène.
Dans les années 1990, le succès chez nous des MC Solaar, I Am ou Oxmo Puccino (pour ne nommer qu’eux), puis des trublions électro-champ gauche de TTC au tournant du millénaire, ont favorisé les visites outremer des artistes français. Après ? La disette. Hormis l’occasionnelle apparition sur scène des membres de la vieille garde du rap français — une scène qui amorçait sa phénoménale cure de rajeunissement au milieu des années 2010 —, les fans québécois ont eu le sentiment d’être ignorés.
Les signes d’un changement d’attitude du milieu du rap français à l’égard du Québec sont apparus déjà avant la pandémie. Selon Camille Guitton, programmatrice au Groupe CH (Evenko, Osheaga, Francos) et Française d’origine, « celui qui a montré à tous les autres que c’était possible, qu’il y avait un marché pour les rappeurs français ici, c’est Damso, plus encore qu’Orelsan, qu’on avait fait en concert auparavant », estime-t-elle. La star (belge) avait été programmée au MTelus en mai 2019 ; les billets s’étaient écoulés en un temps record, forçant Evenko à déplacer son concert à la Place Bell. « C’était la première fois qu’un rappeur francophone voyait son concert déplacé d’un club à un aréna. »
Depuis la reprise du spectacle vivant après la pandémie, les rappeurs français affluent au Québec. Ces derniers mois seulement, le jeune promoteur indépendant Colombe Events a rempli l’Olympia (2400 places) avec les concerts de Naps, Maes (de retour le 20 octobre au Capitole de Québec, le 23 à l’Olympia), Niska, La Fouine. Evenko a organisé les concerts de Tiakola et de SDM au Club Soda, en février et mars derniers. À Osheaga en 2022, Damso a été remplacé à la dernière minute par un Laylow qui a fait très bonne figure ; la star belge Hamza était à l’affiche vendredi du Piknic Électronique, alors que Vegedream remplira l’Olympia le 12 juin — en pleines Francos, sans y être à l’affiche !
« Il y a indéniablement un mouvement en direction du rap français, et plus encore je dirais, du rap en français », constate Jay Seven, vétéran de la scène montréalaise, coanimateur du Pod’Casque et maître de cérémonie d’événements rap, notamment au club Peopl. « Lorsque j’ai commencé à y travailler, il y avait une soirée les dimanches baptisée La Parisienne, où on n’y jouait que du rap français, c’était il y a sept ou huit ans. À partir de ce moment-là, j’ai noté que de plus en plus de DJ dans les clubs jouaient du rap en français, ce qu’on entendait rarement avant. »
Plusieurs raisons expliquent cette tendance, à commencer par la popularité des plateformes de diffusion en continu, qui rendent instantanément accessibles les enregistrements des rappeurs européens. Le formidable essor du rap québécois des dernières années contribue aussi à renouveler l’intérêt pour le hip-hop francophone. L’arrivée d’expatriés français en sol québécois contribue à remplir les salles de concert, mais une majorité de fans nés au Québec assurent le succès à la billetterie des concerts, affirment les promoteurs.
Renaissance
Surtout, la scène rap française (et belge) a vécu une véritable renaissance sur le plan esthétique ces dernières années, délaissant le rap cru et teigneux de Booba et de ses émules pour s’inspirer d’une multitude d’influences musicales variées, dont la pop, le R&B et les rythmes populaires d’Afrique. Le rap franco-européen s’est forgé une nouvelle identité, plus accessible au grand public, qui lui a permis d’imposer sa domination dans les palmarès en France et en Belgique.
Français d’origine établi à Montréal depuis quelques années, le promoteur Nabil, cofondateur de Colombe Events, présente l’immensément populaire Jul, originaire de Marseille, comme le fer de lance de cette nouvelle vague française : « En sortant des dizaines de succès dansants, mais sur des textes écrits par un mec du quartier, ça a donné des idées à plein de rappeurs. Dans les listes de lecture, on n’appelle d’ailleurs plus ça du rap, mais de la pop urbaine. C’est un mélange » de rap, de R&B, de musiques électroniques et d’afrobeats.
Et ça marche, jusqu’en Amérique, un marché pourtant si petit en comparaison d’avec l’Europe que la perspective de profits à tirer d’un ou deux concerts semble dérisoire.
« En effet, c’est rarement rentable pour eux de venir donner des concerts ici, et c’est ce que j’explique à mes différents partenaires européens, explique Camille Guitton. Mais pour ces rappeurs, faire une date en Amérique du Nord, c’est prestigieux. Particulièrement à Montréal, une ville de plus en plus prisée, d’abord parce que l’accueil du public y est incroyable, ensuite parce qu’on a beaucoup de compositeurs-beatmakers ici qui collaborent avec les artistes de la scène française », qu’on pense à Nicholas Craven, qui a conçu un album avec Akhenaton, ou encore à Freakey ! (en première partie de Disiz le 13 juin), qui collectionne les clients français.
« Dernièrement, tout le monde me parle de Mike Shabb ou de Shreez — quand je leur dis que je viens de Montréal, les gens là-bas “tiltent” ! » raconte le rappeur Rowjay, en concert le 16 juin sur une scène extérieure. Le Montréalais, qui prévoit lancer un nouvel album intitulé La vie rapide à la fin 2023, sait de quoi il parle : en multipliant les séjours à Paris depuis 2016, il est devenu l’ambassadeur officieux du rap québécois en France, lui qui a passé quatre des six derniers mois là-bas à donner des concerts, des entrevues et à étendre son réseau de contacts.
« Les gens perçoivent Montréal comme le rêve de l’Amérique francophone, ajoute-t-il. Les rappeurs aiment venir ici — c’est comme donner un concert aux États-Unis, mais en français. Et c’est souvent compliqué pour eux de venir jouer ici, à cause des visas et des permis. Les douanes ici, ce n’est pas aussi simple qu’en France ! Faut pas oublier que Montréal, c’est une grande ville aussi. »
Le jeune rappeur français BEN plg traversera pour la première fois l’Atlantique pour donner un concert le 10 juin : « C’est hyperexcitant ! Pouvoir voyager grâce à la musique, je me trouve chanceux. Et pour moi, c’est incroyable de me dire que, si loin de chez moi, il y a des gens qui écoutent mes chansons et ont envie de me voir en concert. Je vois le Québec comme un nouveau territoire francophone [à investir], même si ce n’est sans doute pas le même public qu’en France, et c’est un public qu’il ne faut pas négliger. »
Les Francos de Montréal se déroulent du 9 au 17 juin.