Le Mahler amoureux de Rafael Payare

Rafael Payare et l’OSM mettent ces jours-ci un terme à leur première saison commune. Elle s’achève comme elle a commencé : avec une grandiose interprétation d’une symphonie de Mahler, cette fois-ci la Troisième.
« Payare présente l’occasion de reconnecter avec ce que l’on pourrait appeler “l’instant Zubin”, allusion à ce jour de 1960 où le très jeune Zubin Mehta était venu diriger l’OSM avant de devenir son directeur musical. Tout dans l’histoire internationale de l’OSM est parti de là. L’“instant Zubin” est viscéral et non raisonné. Vers où mènerait ce nouveau déclic ? » Voilà ce que nous écrivions le 29 juillet 2019 après le 2e concert test de Rafael Payare, 18 mois avant sa nomination à la tête de l’OSM, alors qu’il n’était qu’un outsider parmi les candidats.
Au terme de la première saison, nous avons l’impression de vivre exactement cela : une éclosion mutuelle qui peut amener on ne sait où, mais assurément sur d’autres rivages que ceux que nous avons fréquentés pendant 15 ans. Très ironiquement, nous avions dans notre partition les notes du concert de Zubin Mehta, chef émérite de l’OSM, dans cette Troisième de Mahler en 2015 et le minutage du titanesque 1er mouvement recoupe quasiment à la seconde près celui de Payare.
Avant d’en venir à Mahler, il faut souligner que cette série de concerts marque le départ à la retraite de six musiciens : Chantale Boivin, Marie Doré, Sophie Dugas, Karen Baskin, David Quinn et le nom qu’on redoutait tant de voir un jour sur une telle liste, Theodore Baskin. Dans un corpus sonore, chaque membre, certes, est important. Il n’en reste pas moins que certains personnages sont de vrais « marqueurs ADN » de l’identité d’un orchestre.
Pendant 43 ans, le hautboïste Theodore Baskin a été ce marqueur ADN à l’OSM. Pas le seul, mais l’un des principaux, des plus emblématiques. La 3e Symphonie de Mahler lui donnait l’honneur d’ouvrir la 2e partie de l’oeuvre. Madeleine Careau, directrice de l’OSM, que l’on croyait venue au micro pour nous annoncer le traumatisme de cette perte musicale a, en fait, rendu hommage à la mécène Barbara Bronfman à laquelle était dédié ce concert. Un legs de sa part permettra d’assurer la pérennité du Concours OSM. C’est très remarquable, aussi.
Penser autrement
La musique, donc, pour un concert enregistré. En parcourant nos notes prises au gré des diverses présentations de l’oeuvre par Kent Nagano, une phrase survient rapidement dans le 1er volet : « cuivres très minéraux ». Il est intéressant de la ressortir ici, car on ne peut imaginer plus symboliquement opposé. Dès le début, avec Rafael Payare, les cuivres sont animés par un chant soutenu, chaleureux. Ce cantabile, que l’on parle de cors, de la trompette de Paul Merkelo, instrumentiste qui semble avoir mué musicalement en un an, ou du 1er tromboniste, littéralement en état de grâce pendant toute la soirée, est à l’unisson de ce qui se passe ailleurs à l’orchestre dans toute la symphonie.
Il faut arrêter avec le Vénézuélien, l’enthousiasme, l’exotisme, les cheveux et tout cela : c’est rabaisser et minorer l’art de ce chef. Ce que fait interprétativement Rafael Payare est tout aussi intelligent au sens philosophique allemand de « durchgedacht », c’est-à-dire « pensé et conçu dans toutes les dimensions », que Kent Nagano, mais avec d’autres valeurs, un autre canevas, une autre personnalité.
On peut jouer Mahler en s’écoutant diriger, en scrutant les beaux sons que ça fait. Mais ce n’est pas intéressant et ce n’est pas cela la musique. Payare ne fait pas cela parce qu’il n’a pas le temps pour ça. Se complaire dans sa propre musique, c’est se laisser dépasser par elle. Et c’est pour cela qu’il est dans l’action et que son Mahler avance avec un souffle si essentiel.
Chant amoureux
Dans le 1er mouvement, Payare a raison de forcer les coloris ; une nature saturée de couleurs, ivre de rythmes jusqu’à un embrasement final extraordinaire. Les pieds sur terre, Payare déroule le 2e mouvement avec une simplicité désarmante. L’OSM, totalement décrispé, réussit avec fluidité et émerveillement ce mouvement qui lui a longtemps échappé. Ici, Payare est très différent de Mehta qui, détendu lui aussi, avançait de manière plus bonhomme.
Dans le 3e volet, le chef dose bien le cor de postillon hors scène, mais ce mouvement aura besoin des deux autres prises en termes de cohésion orchestrale et d’homogénéité, notamment entre les cuivres dans l’interstice musical entre les deux interventions hors scène. C’est un peu normal : il y a aussi encore de vieux réflexes, et comme le chef relance sans cesse le mouvement, il faut que tout le monde suive en même temps.
Grande habituée de la partition, Michelle DeYoung n’accuse aucunement le poids des ans. Elle a assuré son solo de manière aussi éloquente qu’en 2015 avec Mehta, et les choeurs (enfants et femmes) ont été impeccables.
Le minutage du Finale (23 minutes juste) est très indicatif de ce chant amoureux de l’Homme et de la Nature qui parcourt la vision du chef. Oui, Payare et l’OSM chantent, ne s’enlisent jamais et avancent avec passion quand il le faut (indications « drängend » – en pressant – de Mahler). La Troisième gorgée de sève sans grandiloquence devient alors cet hymne unique que tous avaient envie et besoin d’entendre.