«L’homme qui rit»: la poignante sincérité d’Airat Ichmouratov

En inaugurant les activités du Nouvel Opéra métropolitain avec la création d’un opéra confié à Airat Ichmouratov, Marc Boucher et le Festival Classica ne pouvaient pas mieux illustrer la nécessité de ne pas mettre tous les oeufs lyriques métropolitains dans un même panier et de chanter l’opéra d’une autre voix en le regardant d’une perspective différente.
Airat Ichmouratov est une vieille âme dans un créateur actuel. Ce faisant, il incarne quelque chose dont on pourrait doublement se moquer, d’une part à l’ère du communautarisme et du tribalisme triomphants, d’autre part au terme d’une époque qui a voulu voir une sorte de « progrès dans l’art » par une complexité accrue du langage musical, se détachant de la compréhensibilité des mélomanes.
Universel et intemporel
Trouver dans Victor Hugo, dans L’homme qui rit, matière à un sujet d’opéra en se disant que l’auditeur fera le chemin pour en tirer les conclusions et actualiser le propos, alors qu’il est à la mode d’adapter des films ou de tirer de la vie de quelque célébrité plus ou moins récente matière à intéresser les médias, voilà bien une attitude de belle et grande vieille âme.
On remercie Ichmouratov pour cela, car la sexualité refoulée de tel boxeur (Champion), les habiletés buccales d’une duchesse (Powder Her Face), les augmentations mammaires d’une starlette (Anna Nicole), les amours insulaires de telle autrice (Yourcenar) apparaissent tout d’un coup passablement épiphénoménales par rapport aux enjeux philosophiques moraux et sociaux du texte d’Hugo, impeccablement et efficacement transformé en livret d’opéra par Bertrand Laverdure. Hugo remet ici sur le tapis la question de l’oppression des petits par les nantis et les puissants, assortie de bien d’autres considérations, notamment sur la richesse, les apparences, la générosité.
Gwynplaine, enfant mutilé et volontairement défiguré par une balafre qui lui donne l’air de rire, est en réalité un aristocrate. Il est recueilli, ainsi que Dea, jeune fille aveugle, par Ursus, homme de théâtre ambulant. En grandissant, Gwynplaine et Dea développent un amour profond et chaste. La vraie identité de Gwynplaine va refaire surface alors qu’il est un jeune homme à la conscience sociale très aiguisée.
De l’autre bord, la belle duchesse Josiane est attirée par ce personnage qu’elle a vu en spectacle, ce qui enrage son soupirant, Lord David. Josiane est entourée par le manipulateur Barkilphedro, qui va révéler son identité à Gwynplaine et extrader Ursus et Dea. Après un cinglant plaidoyer à la Chambre des lords (« Silence, pairs d’Angleterre ! […] Puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que j’ai vu ! Hélas ! en bas, quel tourment ! Le genre humain est au cachot. » — Victor Hugo), Gwynplaine se met à la recherche de Dea. Il la retrouvera épuisée, mourante.
Néosynthétisme
Sur le plan musical, Airat Ichmouratov est, on le sait désormais, un néoromantique. Mais on pourrait aussi qualifier son style de « néosynthétisme » tant il englobe une « digestion de l’histoire du genre lyrique », qui va de Verdi à Puccini en passant par Prokofiev, Debussy (la manière de chanter), Offenbach (les atmosphères de théâtre ambulant, qui font penser aux Contes d’Hoffmann) et la comédie musicale.
Il utilise ce « polystylisme » pour différencier les univers : il y a une musique du monde du spectacle et une autre pour l’univers du pouvoir. Sa méthode est limpide : il procède en tableaux sonores qu’il installe et sur lesquels il greffe le chant. Et ce chant, dans la grande tradition lyrique, comprend des airs et des ensembles.
Ichmouratov sert particulièrement bien Fibi, l’amie de Dea (Sophie Naubert), avec un air irrésistible, mais Dea elle-même (Magali Simard-Galdès) et Josiane (Florence Bourget) se voient chacune distribuée un air très efficace au bon moment. En Barkilphedro, Jean-François Lapointe, extrêmement impressionnant, a un grand air de bravoure à la fin de l’acte I. L’air de Gwynplaine se situe à l’acte II où, découvrant qu’il est riche mais amoureux de Dea en dépit des avances de Josiane, Hugo Laporte chante « À quoi bon tout posséder si je ne suis pas riche du coeur ». Comme nous avons rédigé ce texte à partir de la répétition générale (la création tombant en même temps que le concert de clôture de l’OSM), nous ne pouvons commenter les prestations vocales.
Très bien habillé par des images numériques qui relaient le symbolisme hugolien (les épaves dans la neige au début, les bateaux qui ne lèvent jamais l’ancre à la fin), le spectacle mérite des reprises ailleurs au Québec et des représentations scéniques lorsque le Nouvel Opéra métropolitain aura tous les moyens de ses justes et légitimes ambitions.