Sarah Pagé baigne entre Kiev et Tokyo

À l’affiche du festival Suoni per il Popolo, qui débute jeudi, la compositrice et harpiste québécoise Sarah Pagé offrira une performance en duo avec son collaborateur Patrick Graham, percussionniste . Le projet fera l’objet d’une parution discographique, différente de l’album qu’elle proposera dès demain, Voda, une oeuvre complexe qui explore notre rapport à l’eau comme une métaphore du cycle de la vie et qui sert aussi de bande sonore à la prochaine création de la chorégraphe montréalaise d’origine ukrainienne Nika Stein. Explications.
Sarah Pagé rentre tout juste du Japon, où elle a passé plusieurs semaines auprès de deux maîtres du koto, cette longue cithare que l’on associe à la musique traditionnelle nippone et qui, par ailleurs, possède certaines caractéristiques de la harpe, à laquelle Sarah Pagé a été formée.
« Ça fait cinq ou six ans que j’ai commencé à jouer le koto, explique-t-elle. Pendant la pandémie, j’ai passé beaucoup de temps à répéter avec cet instrument, alors j’ai décidé de suivre des leçons auprès de professeurs là-bas. » Pendant son séjour, Sarah s’est promenée entre Tokyo et Kyoto, s’attardant surtout dans la capitale japonaise pour apprendre de l’Américain Curtis Patterson, de l’Académie de koto Sawai.
« C’est une école très moderne, fondée par un couple, Tadao Sawai [aujourd’hui décédé], le plus grand compositeur de répertoire contemporain pour koto, et son épouse, Kazue Sawai, la meilleure interprète de cet instrument — John Cage, John Zorn et Ryuichi Sakamoto ont composé des oeuvres spécialement pour Kazue Sawai », musicienne reconnue entre autres comme une virtuose du jūshichi-gensō, le koto basse, qui possède 17 cordes plutôt que 13 et qui emballe Sarah. « Il y a tant de subtilités et de nuances dans le son de cet instrument, il est si riche, ça me rappelle beaucoup le son de la harpe », dit-elle, des étoiles dans les yeux.
Si on insiste sur le koto, c’est parce que l’héritage musical du Japon a suivi la musicienne dans son parcours professionnel (son contrebassiste de conjoint joue d’ailleurs du shakuhachi, une flûte traditionnelle) et qu’il est un des matériaux sonores de prédilection de Voda, le nouvel album de Sarah. Trois ans après un premier album de compositions originales (Dose Curves) explorant la multitude de sonorités de la harpe, Sarah Pagé offre une oeuvre dynamique et chorale, « même si ç’aurait dû être un album plus collaboratif, sauf que la pandémie m’a forcée à travailler plus souvent seule en studio ».
On entend parfois gronder la tempête sur Voda, entre deux contemplatives compositions où les notes de la harpe, du koto et des violons se brouillent dans les manipulations électroniques alambiquées par la musicienne, qui s’est inspirée du récit imaginé par la chorégraphe Stein pour concevoir l’album.
« Voda, c’est l’histoire de notre relation avec l’eau — celle-ci représentant le cycle de la vie et de la mort, d’où les passages plus brusques et choquants de l’album », comme dans l’inquiétante atmosphère de Banya ou la cadence soutenue (par Robbie Kuster à la batterie et Shawn Mativetsky aux tablas) de Danse des serpents. « C’est parce qu’il est question de la mort que ces passages sont justifiés : l’exprimer n’est pas censé être confortable. J’ai trouvé difficile de mesurer jusqu’à quel point je pouvais pousser la musique dans ce sens : lorsqu’on est dans une salle, avec le décor, les projections, les danseurs, on peut plus facilement pousser dans cette direction, alors que sur disque, je ne voulais surtout pas braquer les gens. Il m’a fallu trouver le bon équilibre », précise la musicienne. But joliment atteint dans cette oeuvre qui tient autant de la musique contemporaine que du postrock et de l’ambient.
Cette collaboration avec Nika Stein fut amorcée peu avant la pandémie, explique Sarah, qui dit s’être inspirée du matériel visuel accompagnant la chorégraphie que sa collègue lui a fourni. « Nika avait une idée bien définie du récit qu’elle veut faire dans sa création, et ses images, ses métaphores m’ont beaucoup touchée. » L’album fut enregistré dans les mois suivant le début de la pandémie, mais les événements récents donnent soudainement un nouveau sens à Voda.
« L’album était terminé avant le début de l’invasion russe de l’Ukraine, mais j’ai le sentiment que Voda avait déjà un lien avec le récit que fait Nika, dont la famille avait quitté déjà l’Ukraine, il y a une bonne quinzaine d’années. » C’est la voix de Nika Stein qu’on entend en début d’album réciter (en russe) un texte, intitulé Rousalka (La sirène), du romancier et poète Mikhaïl Lermontov (1814-1841). Voda, explique Sarah, s’inspire de la culture ukrainienne, et permet ainsi de donner du contexte au conflit qui s’y déroule.
« Je ne voudrais évidemment pas spéculer sur le sens de l’oeuvre, indique Sarah. Surtout le sens qu’elle a pu prendre depuis le début de cette guerre, puisque c’est d’abord la vision de Nika, mais on réfléchit beaucoup à tout ça ces temps-ci, d’autant que plusieurs autres tableaux de cette création font directement référence à la musique et à la littérature russes. » En attendant de pouvoir assister à la création de ce spectacle, profitons de sa bande sonore, éditée par Backward Music.
Voda, de Sarah Pagé, paraît le 2 juin chez Backward Music. Elle sera en concert avec Patrick Graham le 16 juin à la chapelle de la Cité-des-Hospitalières, à l’affiche du festival Suoni per il Popolo.