Archambault Berri, l’incubateur de talents

Quatre-vingt-treize ans après avoir ouvert ses portes au coin des rues Berri et Sainte-Catherine, la boutique fondée en 1896 par Edmond Archambault fermera définitivement ses portes, le 1er juin. Après Sam the Record Man, disparu en 2002, et HMV, qui a fermé, lui, en 2017, l’Archambault Berri était le dernier survivant des grands disquaires de la rue Sainte-Catherine. Avec lui disparaît un formidable révélateur de vocations qui ont permis au milieu musical québécois de s’épanouir. Réflexions sur le métier et ses débouchés avec quelques anciens du « Berri » qui font aujourd’hui tourner l’industrie.
Le 19 mai dernier, une quarantaine d’anciens employés de l’Archambault Berri — et même un fidèle client ! — s’étaient donné rendez-vous sur la pelouse du parc Émilie-Gamelin, juste en face, pour se retrouver, échanger des souvenirs et faire leurs adieux à la célèbre enseigne. La majorité d’entre eux ont fait des choix de carrière les éloignant du monde de la culture, mais tous ont en commun cette insatiable passion pour la musique.
« J’ai rencontré au “Berri” plein de gens que je croise encore tout le temps dans le milieu », raconte Dorothée Parent-Roy, aujourd’hui directrice créative chez House of Supercool et codirectrice générale de la jeune boîte de distribution de disques indépendante Amplitude Distribution, venue combler le vide laissé par Distribution Select (1983-2021) que Rosaire Archambault fils, petit-neveu d’Edmond, avait relancée, avec succès, dans les bureaux au-dessus du 500, rue Sainte-Catherine Est.
Comme de nombreux anciens disquaires, Dorothée a décroché ce boulot pendant ses études — à l’UQAM, en communication politique, au milieu des années 2000. « J’ai vite su que je voulais travailler dans le monde de la musique, mais je ne savais pas trop dans quoi. » Embauchée comme disquaire dans la section « musique urbaine », elle s’est initiée aux différents genres électroniques, écoutant tout ce qui pouvait lui tomber sous la main : « On pouvait emprunter les disques pour les écouter chez soi. Je savais que je connaissais la musique, mais je me suis rendu compte que je n’en connaissais pas autant que je le croyais ! » Autour d’elle, d’autres passionnés qui allaient aussi faire carrière dans le monde musical, dont les futurs membres d’Omnikrom et du groupe Le Couleur, entre autres musiciens, « et les gars qui travaillaient au département des instruments, qui étudiaient pour devenir techniciens de sonorisation ».
Selon Claude Dauphin, disquaire puis acheteur entre 1993 et 2007, l’adresse Berri de la chaîne Archambault était une porte d’entrée, « une manière de se familiariser avec les rouages de l’industrie de la musique » et ses différents métiers, à commencer par celui de représentant des maisons de disques et des distributeurs indépendants, qui débarquaient chaque semaine avec leurs nouvelles parutions et échangeaient avec les disquaires.

Au Berri, on croisait les gens de Distribution Select, dont les bureaux étaient à l’étage, ceux du milieu du spectacle, de l’édition musicale, les artistes et leurs gérants, qui passaient par l’entrée principale pour prendre l’ascenseur au fond (ou, pour les plus téméraires, l’étroit escalier en colimaçon) et se rendre à leur rendez-vous avec les gens de la direction. « Lorsque je suis devenu acheteur, je suis entré dans une sorte de champ magnétique : je ne pouvais plus ensuite échapper au milieu de la culture », ajoute Claude Dauphin, aujourd’hui représentant du répertoire francophone chez Universal Music (un autre ancien disquaire du Berri travaille aussi au bureau montréalais d’Universal).
« Ce travail fut ma première intrusion dans le domaine de la musique », affirme l’ex-employé du Berri Michaël Bardier, fondateur du festival OK LÀ et de Heavy Trip, une des plus importantes boîtes de gérance et de programmation de spectacles en Amérique du Nord, qui se spécialise en musiques d’avant-garde et expérimentale. Lui travaillait dans l’arrière-boutique, à l’étiquetage : « J’avais essayé de passer le test pour travailler comme disquaire, sur le plancher. Je l’ai coulé — c’était tough ! C’est impressionnant à quel point les disquaires connaissaient leur musique, et pas seulement la “saveur du jour”. Fallait tout connaître ! »
« C’est bizarre, enchaîne Bardier, mais à l’époque, le métier de disquaire ne me paraissait pas aussi important ou romantique qu’on pouvait l’imaginer — ce n’était pas comme dans High Fidelity », la comédie dramatique de Stephen Frears (2000, avec John Cusack, Jack Black et Lisa Bonet),adaptation du roman éponyme de Nick Hornby. « Ce n’était pas une boutique indépendante, Archambault, ça faisait partie d’un gros conglomérat. Mais étant donné que les emplois en musique étaient assez rares, tout le monde voulait travailler là, ainsi qu’au HMV centre-ville. C’est assez impressionnant de voir combien de gens du milieu sont passés par l’Archambault Berri », ajoute-t-il en nommant les compositeurs Renaud Bastien (Malajube, Coeur de pirate) et Christophe Lamarche-Ledoux (Lesser Evil et Organ Mood).
La fermeture du Berri reste toutefois symbolique, reconnaissent ces anciens employés. Le magasin n’était déjà plus le rendez-vous des mélomanes qu’il a longtemps été. « J’ai quitté Archambault parce que je n’avais plus rien à y apprendre, dit Dorothée Parent-Roy. La priorité des patrons avait changé aussi : ils avaient décidé qu’on y vendrait des poivrières Ricardo et des mitaines de four… »
« Où va-t-on aujourd’hui pour découvrir les métiers de la musique ? C’est une très bonne question, dit Claude Dauphin en réfléchissant. Beaucoup de jeunes ont envie de rejoindre le milieu et se posent la question. On n’a plus cette espèce de terroir qui peut faire pousser les nouveaux talents — c’est très défaitiste comme discours, mais c’est mon constat. L’industrie musicale québécoise perd ainsi une pépinière de futurs travailleurs culturels. » Justement, fait remarquer Dorothée Parent-Roy, « on fait présentement face à des problèmes de recrutement dans l’industrie »…
« Je trouve ça beau, ces lieux où des gens se rencontrent autour d’une passion commune et grandissent là-dedans », dit Michel-Olivier Gasse, ex-disquaire et libraire, d’abord à l’Archambault de Sherbrooke, puis au Berri. Il est aujourd’hui écrivain (son dernier livre, Histoires analogues, est paru l’an dernier aux Éditions Station T), membre du duo Saratoga (avec sa copine Chantal Archambault — aucun lien avec l’entreprise) et bassiste dans l’orchestre de Vincent Vallières. « À l’époque du retour du country, autour de 2005, j’étais dans Caloon Saloon, un groupe lancé avec les boys qui travaillaient au département des instruments de musique à Berri. C’est là que j’ai pris mon envol. »