Le dernier salon où l’on cause

Daniil Trifonov (au piano, au centre à gauche) et Bergeï Babayan (de dos à droite) à l’OSM
Gabriel Fournier Daniil Trifonov (au piano, au centre à gauche) et Bergeï Babayan (de dos à droite) à l’OSM

Le concert associant Sergeï Babayan et son élève Daniil Trifonov dans le Concerto pour 2 pianos et percussion de Bartók était attendu des mélomanes et amateurs depuis plus d’un an. Sans doute, hélas, n’y en avait-il pas assez pour remplir la salle pour un concert devant caméras. Le rendez-vous qui avait de quoi faire l’envie de la planète musicale a tourné, dans une partie de la salle en tous cas, en eau de boudin.

Une fois encore le fait du concert est malheureusement extra-musical. Que tout soit très clair ici : ce que nous aimerions le plus au monde c’est de disséquer à l’infini ce 3e mouvement du Concerto pour 2 pianos et percussion abordé mardi avec autant de risques (tempo effréné) que le fameux Evgueni Mravinski attaquant le Finale de la Musique pour cordes, percussion et célesta.

Dépression au-dessus du jardin

Mais comment parler de cela, alors que le sentiment qu’inspire le concert à une grande partie du public payant situé à l’arrière du parterre est un total écoeurement. Certes, on a retrouvé devant nous une cohorte du type de celle qui, au concert de Barbara Hannigan, s’était lancé des petits avions. L’ennui de ces jeunes était tout aussi ostensible et on a pu admirer et entendre le subtil craquement de la feuille de programme transformée en un éventail agité pour tuer le temps. Ces spécimens de l’École secondaire Anjou ont apparemment payé leurs billets selon leur accompagnatrice qui semblait trouver leur comportement (ou simagrées) de la meilleure compagnie. On demandera peut-être aux deux pauvres dames âgées du bout de la rangée qui se sont fait brasser par des va-et-vient d’une rare incivilité à peine le Bartók fini puis pendant le rappel, en sens inverse (mais qui les a laissés rentrer à nouveau pendant la musique ?).

Tout cela n’était rien par rapport à l’occupation du fond du parterre que l’on peut subodorer cette fois organisée par l’institution, car dévolue à des groupes défavorisés. Le problème est que la consigne « éteignez votre téléphone » n’avait pas été assimilée par ce monde-là et que non seulement ça sonnait (longtemps) à qui mieux mieux mais qu’en plus ça répondait. Trois fois durant les 20 premières minutes du concert à tout le moins.

« Âllo Émile ? J’peux pas te parler. J’suis au concert. » Là, la placière intervient. On reconstitue la scène mais ça donne un truc du genre. « Mais raccrochez !!! » « J’peux pas c’est un interurbain ! » Pendant ce temps, les vents de l’OSM jouent la Symphonie pour vents de Stravinsky sous la direction de Hannu Lintu, un excellent rythmicien, mais ça devient accessoire. L’oeuvre demande une concentration qui s’est évaporée.

Hors téléphonie, applaudissements, facéties, commentaires et jeux de papiers, il y avait aussi la toux stérile (du moins on l’espère) de celles qu’on extériorise pour tromper l’ennui.

Comment voulez-vous qu’un auditeur se plonge dans une écoute attentive ? Comment voulez-vous que nous écrivions une critique de concert ?

Dans l’air du temps

Nous dépassons ici largement le stade de l’anecdote et pour plusieurs raisons. Ces incidents sont le « fait de la soirée ». Car ce sont eux qu’il faut prendre à bras-le-corps. Sur la question des téléphones, Yannick Nézet-Séguin vient d’entreprendre sa croisade la plus importante de l’année en interrompant deux fois de suite des concerts Bruckner à Philadelphie et en s’adressant au public. Mardi, nous avons vu à l’entracte des spectateurs sortir furax et s’adresser directement aux fauteurs de troubles.

Sur la question des jeunes amateurs d’avions en papier et d’aération de l’épiderme par des éventails improvisés qui font « scratch scratch », il est certes fort louable d’amener au concert des sujets dont l’univers culturel semble tourner grand max autour de Drake pour qu’ils s’ennuient à cent sous de l’heure. Mais, d’une part, les séances de 10 h 30 sont faites exactement pour cela et, d’autre part, leur « coach de vie » peut choisir autre chose que Stravinsky et Bartók pour les édifier en leur rendant la vie plus facile.

Pour ce qui est du sujet encore plus crucial et sérieux, l’accès à la musique des populations défavorisées, celui-ci peut se faire aisément en saison lors de répétitions générales ou à grande envergure à l’occasion des concerts d’été dans les parcs sans risquer de bousiller l’expérience de clients environnants qui ont payé 100 dollars et plus. On ne peut pas se plaindre d’une frilosité ou désaffection de son public et prendre un tel risque inconsidéré de lui pourrir la vie. Cette question doit être considérée sérieusement.

Évidemment dans ces circonstances nous sommes partis à la pause. Le concert ayant été filmé, nous le regarderons dans des conditions décentes ultérieurement. Quant à Babayan et Trifonov ils ont été à la hauteur, notamment Babayan, se démenant comme un beau diable et apportant dans le passage central du 3e mouvement une « masse sonore » extraordinaire. Les percussionnistes Desgagnés et Malachenko ont été admirables d’incisivité et de vérité dans leurs palettes de couleurs (là aussi un glissement de chaise au sol à la corbeille a fait plus de bruit du début du 2e mouvement que leur subtil nappage sonore !), dans cet élargissement orchestral de la sonate qui n’a au fond, que peu d’intérêt. Encore là, le carré et précis Lintu était l’homme de la situation.

Les pianistes ont offert en rappel ce qui nous a semblé être la Barcarolle de la 1re Suite pour 2 pianos de Rachmaninov.

Le Concerto pour deux pianos et percussion de Bartók

Stravinsky : Symphonies d’instruments à vent. Bartók : Concerto pour deux pianos et percussion. Prokofiev : Roméo et Juliette, suite op. 64. Daniil Trifonov et Sergeï Babayan (pianos), Serge Desgagnés et Andrei Malashenko (percussions), Orchestre symphonique de Montréal, Hannu Lintu. Maison symphonique, mardi 23 mai. Reprise ce soir

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