«Compositrices»: regard sur les compositrices françaises

Une séance de musique chez Mel Bonis vers 1910
Photo: Association Mel Bonis Une séance de musique chez Mel Bonis vers 1910

Le Palazzetto Bru Zane publie un coffret de huit CD intitulé Compositrices. Le sous-titre en anglais, explicite, parle d’une « nouvelle lumière » braquée sur les compositrices romantiques. C’est d’autant plus vrai que la parution nous permet de faire connaissance avec des compositrices inconnues.

Avec cette parution, le Palazzetto Bru Zane épouse la tendance de l’heure, celle de l’équité et de la diversité, mais nul ne saurait prétendre que le Centre de musique romantique française agit par opportunisme. Les choses sont faites à sa manière, c’est-à-dire avec approfondissement et une somme de révélations.

Antériorité

Avant d’appréhender le coffret Compositrices, il est important de faire un retour en arrière, avant ce mouvement récent qui nous amène à rechercher spécialement des oeuvres de compositrices. Le premier nom de compositrice dont tout petit Français scolarisé entend parler est celui de Germaine Tailleferre, parce que le professeur de musique lui parle du « Groupe des six » et qu’il faut bien égrener les trois noms au-delà de Francis Poulenc, Arthur Honegger et Darius Milhaud. Peu de gens ont entendu la musique de Tailleferre, mais chaque fois que cela arrive, on est enchanté, que ce soit par la musique pour piano à quatre mains ou la Petite suite pour orchestre, récemment jouée par l’Orchestre Métropolitain.


De la même époque, on sait que Nadia Boulanger avait une soeur, Lili, morte à 24 ans, en 1918. Un disque EMI dirigé par Igor Markevitch et comprenant son psaume Du fond de l’abîme a mis en lumière son génie. Récemment, plusieurs disques lui ont été consacrés : Mélodies, par Cyrille Dubois, publié par le Palazzetto, et Les heures claires, chez Harmonia Mundi.

L’oeuvre qui a émergé depuis 20 ans est celle de Louise Farrenc, notamment ses symphonies. Une intégrale par Laurence Equilbey vient de paraître chez Warner. Sa 3e Symphonie est ici dirigée par David Reiland, portée par un son moins émacié et un ton détendu élégamment, proche des modèles germaniques très post-Mendelssohn. Le 2e Trio avec piano est l’une des grandes oeuvres chambristes du coffret.

Parmi les musiciennes « notoires » non concernées par ce coffret, on citera la pionnière baroque Élisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729) et les contemporaines telles Betsy Jolas ou Édith Canat de Chizy, cette dernière étant trop méconnue.

Le souci de creuser davantage, accentué récemment, ne date pas d’hier. C’est ainsi qu’aux noms de Cécile Chaminade et Mel Bonis se sont ajoutés dans les cinq dernières années ceux de Marie Jaëll et d’Hélène de Montgeroult. Toutes quatre font partie des 21 compositrices rassemblées ici.

Confirmations

Hélène de Montgeroult (1764-1836), redécouverte et enregistrée avant par Edna Stern, mais qui doit beaucoup à cette dernière, se démarque parce qu’elle appartient à la période classique, même si plusieurs de ses oeuvres anticipent Schubert. La Sonate pour piano op. 5 no 2, retenue ici, tient davantage de Haydn.

Sur l’ensemble, le coffret couvre la période romantique avec de nouveaux enregistrements réservés au projet, réalisés entre 2019 et 2022. Si le Palazzetto avait consacré antérieurement une monographie discographique à Marie Jaëll, le portrait s’enrichit ici avec Voix du printemps, plaisant cycle pour piano à quatre mains, Ossiane, éloquente scène dramatique orchestrale de dix minutes pour soprano (Anaïs Constans), et deux mélodies chantées par Cyrille Dubois.

La grande découverte de 2022, comme nous vous l’avons dévoilé en janvier dernier, a été Charlotte Sohy (1887-1955). Confirmation à travers trois fauréennes mélodies du cycle Les méditations, une Sonate pour piano de 1910 et, surtout, une Symphonie en ut dièse mineur de 1917 à ranger dans les oeuvres marquées par le traumatisme de la Grande Guerre. Cet opus tout à fait remarquable est dirigé par Debora Waldman, qui est à la tête de l’Orchestrenational de France. Et dire que Charlotte Durey, épouse de Marcel Labey, se cachait derrière le patronyme de son grand-père, Charles Sohy, en signant ses partitions « Charles » ou « Ch. »…

Terres interdites

Il est rare de voir des compositrices s’attaquer au genre symphonique. La sphère germanique nous montre bien le poids social qui y était associé, lorsqu’on suit le parcours de Clara Schumann et de Fanny Mendelssohn. Non seulement il était inconvenant, au XIXe siècle, pour une femme de composer, mais lorsqu’elle s’aventurait à le faire, elle était priée de rester dans un cadre « domestique », d’où cette prédominance de mélodies et de musique de chambre, notamment de la musique pour piano et piano à quatre mains.

Les deux « gros noms », Mel Bonis (1858-1937) et Cecile Chaminade (1857-1944), très présentes (trop pour la première) au fil du coffret, sont représentés principalement par de telles oeuvres.

Bonis ouvre cependant le coffret avec Le rêve de Cléopâtre, Ophélie et Salomé, trois courts poèmes orchestraux. Et ce n’est que justice. Que de regrets face à la pression sociale brimant les compositrices. Car Ophélie est l’orchestration fort réussie d’une pièce pour piano que l’on trouve dans le coffret et c’est du plus beau simili-Debussy quelques années après Pelléas.

De Chaminade, Callirhoé, une suite de ballet de 18 minutes composée en 1887, ouvre le 4e CD. « Les pensées y ont un côté féminin d’un délicieux contraste avec l’écriture, d’une sûreté de main toute masculine » est le genre de stupidités misogynes que l’on pouvait lire à l’époque. En termes clairs, Callirhoé vaut largement ce que composaient Delibes, Chabrier (un écho dans le finale) et Saint-Saëns. Le Concertino pour flûte entendu à Montréal en octobre est présent par ailleurs.

Voix très personnelle : celle de Nadia Boulanger (1887-1979), avec la très dramatique cantate La sirène(1908) pour soprano, mezzo, ténor et orchestre composée pour le Prix de Rome 1908 (2e prix) et décrivant la tragédie d’un marin arraché à l’amour de sa fiancée, précipité vers la mort par une sirène. Nadia Boulanger se démarque aussi dans la production pour violoncelle et piano avec trois brèves pièces magistrales.

Autre compositrice représentée par deux oeuvres orchestrales : Augusta Holmès (1847-1903). Andromède et Ludus pro patria s’inscrivent dans une sphère César Franck-Richard Wagner. Pour cadrer le propos et le niveau, ce dont nous vous parlons ici n’est pas « bien en la circonstance ». Tout, et par exemple Andromède, est plus nettement plus éloquent que l’Ouverture héroïque de Johanna Müller-Hermann jouée par Rafael Payare lors du récent concert Une vie de héros et dont, justement, on avait l’impression qu’elle ne devait sa présence que parce qu’elle avait été composée par une femme.

Les inconnues

En huit CD, dix heures de musique, le Palazzetto dévoile aussi l’oeuvre de compositrices inconnues : Hedwige Chrétien, Marie-Foscarine Damaschino, Jeanne Danglas (L’amour s’éveille, façon Johann Strauss parisien), Clémence de Grandval, Madeleine Jaeger, Madeleine Lemariey, Rita Strohl…

Dans l’univers de la musique instrumentale, la spécialiste de la harpe Henriette Renié surprend avec une franckiste et cyclique Sonate pour violoncelle et piano (1896). Le piano célèbre la musique de salon avec les Six pièces romantiques à 4 mains de Chaminade. Se démarquent aussi le romantisme beaucoup plus tourmentédes Huit études mélodiques (1857) de Virginie Morel et la doucement fauréenne, puis enjouée, Sonatine pour violon et piano de Pauline Viardot.

Dans l’espace de la mélodie défendue parfaitement, notamment par le ténor Cyrille Dubois (prononciation, style), les révélations s’enchaînent en cascade dès le CD 1 avec six irrésistiblement délicats Petits poèmes au bord de l’eau d’Hedwige Chrétien, auxquels s’enchaînent Jaëll, Sohy et la non moins pertinente Rita Strohl (dont la superbe mise en musique de Bilitis est relayée ailleurs par une singulière « Grande Fantaisie Quintette »). Les Mélodies de Bonis chantées par Yann Beuron cèdent devant celles d’Augusta Holmès et de Jeanne Danglas (CD 7), celles-ci préludant à douze mélodies de six compositrices inconnues, où émergent Clémence de Grandval, Marie-Foscarine Damaschino et Madeleine Lemariey.

Les disques sont agencés de manière à alterner les genres musicaux, un peu comme un champ de fleurs où l’auditeur serait une abeille butinant çà et là, une oeuvre orchestrale ouvrant en général le programme. S’il faut trouver un « défaut », le CD 5 est relativement le moins intéressant, car redondant. En effet, pour Bonis, les oeuvres pour piano du CD 6 suffisaient amplement et l’inspiration mélodiste de Viardot est illustrée de manière plus originale dans le CD 8 par le cycle russe de 1866.

En concert cette semaine

Sergeï Babayan et son élève Daniil Trifonov jouent le Concerto pour 2 pianos et percussion de Bartók à l’OSM, mardi et mercredi à 19 h 30.

Yoav Talmi revient à l’OSQ diriger la 4e Symphonie de Brahms, mercredi à 20 h.

Jacques Lacombe dirige l’Orchestre symphonique de Laval dans Don Quichotte de Strauss et la 3e Symphonie de Saint-Saëns à la Maison symphonique, samedi 27 mai à 19 h 30.

Compositrices

Bru-Zane, 8 CD, BZ 2006

Compositrices

Oeuvres de Mel Bonis, Lili et Nadia Boulanger, Marthe Bracquemond, Cécile Chaminade, Hedwige Chrétien, Marie-Foscarine Damaschino, Jeanne Danglas, Louise Farrenc, Clémence de Grandval, Marthe Grumbach, Augusta Holmès, Madeleine Jaeger, Marie Jaëll, Madeleine Lemariey, Hélène de Montgeroult, Virginie Morel, Henriette Renié, Charlotte Sohy, Rita Strohl, Pauline Viardot.



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