Guy Thouin a l’air libre

Le musicien Guy Thouin dans son studio à Montréal
Photo: Adil Boukind Le Devoir Le musicien Guy Thouin dans son studio à Montréal

Le Festival international de musique actuelle de Victoriaville (FIMAV) présentera samedi soir la première mondiale de la performance du jeune Ensemble Infini, fondé en pleine pandémie. Un mur de saxophones, des guitares électriques, de la harpe aussi — ça s’annonce comme une tempête free jazz dans le centre culturel Carré 150. Et à la batterie, le vénérable Guy Thouin, père spirituel du free jazz au Québec, qui, à 83 ans, n’a jamais perdu l’appétence de se découvrir dans l’improvisation. « Jouer free, c’est dangereux, c’est vivre sans faire aucun compromis », dit l’espiègle musicien lors d’un long entretien avec Le Devoir.

Sitôt arrivé chez lui, dans le quartier Rosemont, Guy Thouin nous entraîne au sous-sol où il a installé sa batterie bricolée de toutes pièces, nous pressant de faire résonner le gong de quatre pieds de diamètre suspendu derrière — un instrument de confection japonaise importé par le percussionniste et professeur honoraire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal Robert Leroux. « Il n’en existe que quatre comme ça au Québec », s’exclame Thouin. Heureusement que le sous-sol est insonorisé, autrement, le conseil municipal de Saint-Lambert aurait déjà convoqué une réunion d’urgence.

Durant la pandémie, Thouin invitait ses jeunes collègues à jammer avec lui dans son sous-sol, déposant les captations de ces moments de vie musicale sur YouTube, une série baptisée From the Basement. À peu près tous les jeunes amis de l’Ensemble Infini y sont passés, parmi lesquels le saxophoniste Aaron Leaney ; les deux jazzmen ont lancé en mars dernier sur le label texan Astral Spirits Lockdown, richissime et kaléidoscopique album enregistré en novembre 2021 au studio Hotel2Tango.

Devant autant de vitalité, on s’incline : à 83 ans, le pionnier du free jazz au Québec, cofondateur du Quatuor de jazz libre du Québec, membre de l’Infonie et de l’orchestre de L’Osstidcho, est dans une admirable forme physique, sinon pour cette épine de Lenoir qu’il traîne depuis un an et qui l’empêche de jouer du double bass drum autant qu’il le voudrait. Il trépigne à l’idée de retourner à Victo présenter ce projet entrepris par « le p’tit tabarnouche » de guitaristeRaphaël Foisy, qui avait monté une première itération de l’ensemble pour une performance lors de la présentation de la version restaurée du documentaire L’Infonie inachevée (1974), réalisé par Roger Frappier.

« Hey, c’est l’fun, j’ai quatre filles avec moi ! » sursaute-t-il. Deux saxophonistes, Andrea Mercier et Elyze Venne-Deshaies. Au piano, Belinda Campbell, « c’est Cecil Taylor », dit-il en mimant des coups de coude sur le clavier. « Et ma petite Marilou [Lyonnais-Archambault] à la harpe, avec ses pédales d’effets. Je lui ai dit : “Tu vas me mettre de la harpe partout !” C’est ça le son de l’Infini ! Ce sont tous des musiciens incroyables. »

Et il en a vu passer, des musiciens incroyables, depuis ses débuts dans les années 1960, jouant au Baril/The Barrel, ouvert en 1965, rue de la Montagne, au sud de Sainte-Catherine.« C’est un gars de New York qui y engageait les orchestres. [Avec le Quatuor de jazz libre du Québec], on jouait là les fins de semaine. Archie Shepp y est passé, j’y ai connu Sunny Murray [batteur, pionnier du free jazz], il m’avait dit : Guy, why don’t you come to New York ? »

À la Casa Pedro, autre repaire de musiciens jazz sis coin Crescent et Maisonneuve, Charlebois et Louise Forestier sont débarqués pour écouter le Quatuor : « Robert revenait de la Californie, il tripait sur Zappa. Ils nous ont écoutés, puis nous ont approchés : “On se cherche un band pour donner vie à L’Osstidcho”. » Le bassiste Maurice Richard l’a vite retourné, se souvient Thouin : « Mange de la marde, on ne joue pas ça, du 4/4 ! Sauf que moi, je me disais qu’il y avait peut-être quelque chose à faire avec ce projet. » C’est Thouin qu’on entend à la batterie sur les enregistrements classiques de Lindberg, California, La fin du monde

Après vint l’Infonie, avec Walter Boudreau et Raôul Duguay, une tournée avec les Grands Ballets canadiens jusqu’aux États-Unis, puis le constat que Guy Thouin n’était plus libre du tout. « J’ai tout vendu mes instruments, sauf mon gong, que j’avais confié à ma mère. » Parti vivre en Inde, laissant la musique derrière, qui l’a cependant rattrapé : Thouin a fini par étudier l’art du tabla à Calcutta. L’instrument classique de la musique du sous-continent asiatique trône fièrement dans le« basement » de Guy, à Rosemont.

Rentré au Québec, il retrouve sa tribu musicale, collaborant sur scène et en studio avec Raôul Duguay, Bertrand Gosselin, Jean-Pierre Zanella, ressuscite le « Nouveau » Jazz libre du Québec et fonde le heArt Ensemble. Le concert de samedi soir mettra en valeur ses compositions, réarrangées pour dix musiciens, puis atomisées dans le feu de l’action de la performance.

« Le bon free jazz, je le sens lorsque la performance prend une direction, commente Guy Thouin. Lorsque tu sens qu’y a une recherche derrière, comme le faisaient [le saxophoniste] Charles Gayle — il jouait sous les ponts, lui ! — et [le mythique batteur] Milford Graves. Ces gars-là travaillaient leur affaire — ils ne sortaient pas du programme de musique de McGill », université où Thouin a lui-même travaillé.

« Tout ce que les musiciens de formation apprennent, ils doivent le désapprendre pour jouer du jazz libre, abonde le vétéran. Les jeunes apprennent Coltrane par coeur, ils apprennent les standards, ils apprennent même comment rejouer les solos. Lorsqu’ils arrivent dans mon sous-sol, je leur confie un instrument et leur dis : “Joue là-dessus”. C’est difficile, c’est les convaincre de travailler encore plus pour trouver leur voix intérieure, leur propre personnalité. Lorsque je leur donne un solo, ce que je leur donne, en fait, c’est la chance de se trouver. »

Guy Thouin et l’Ensemble Infini

Samedi 15 h, au Carré 150 de Victoriaville, à l’affiche du FIMAV

À voir en vidéo