Une mémoire vivante

À la claire fontaine, La rose blanche, Les raftmans. En quelques siècles d’histoire s’est lentement formé un riche répertoire de chansons qui disent, aujourd’hui encore, qui nous sommes, qui nous avons été. Coureurs des bois, voyageurs et bûcherons ont ainsi laissé derrière eux des chants à répondre et des complaintes qui montrent que la chanson a joué un rôle culturel essentiel tout au long de l’histoire de la Franco-Amérique.
Dans En montant la rivière, un livre qui se veut une ode à la musique trad, aux chanteurs, aux conteurs et aux poètes québécois ayant couru l’Amérique, Sébastien Langlois et Jean-François Létourneau postulent que la tradition orale « canayenne » a la faculté de nous mettre en contact « avec les peines et les joies de ces hommes et femmes qui nous ont faits, en chantant le cours des jours, le passage des saisons ».
Né dans une famille de musiciens adeptes de veillées folkloriques, Sébastien Langlois, professeur d’ingénierie à l’Université de Sherbrooke, n’est pas lui-même musicien, mais raconte avoir toujours baigné dans cet environnement. « Ça vient de mon père, surtout, dans le contexte du renouveau de la musique traditionnelle à la fin des années 1970 et au début des années 1980, sous l’influence notamment des Veillées d’automne [un festival de musique traditionnelle présenté à Montréal en 1975], qui ont donné lieu au film de Bernard Gosselin, La veillée des veillées. »
À l’époque, il s’agissait, explique-t-il, de se réapproprier la culture trad dans un certain esprit nationaliste, certes, mais aussi en réaction à la commercialisation de la culture. « Il y avait aussi dans ces veillées une volonté de faire de la chanson traditionnelle une occasion de rencontre ou d’entrer dans la musique du monde. »
La tradition, au-delà des préjugés
« Pour moi, c’était tout le contraire », poursuit Jean-François Létourneau, enseignant de littérature au collégial et auteur d’un essai qui proposait une manière d’habiter l’Amérique à partir de certaines oeuvres des Premières Nations, Le territoire dans les veines (Mémoire d’encrier, 2017), ainsi que d’un roman, Le territoire sauvage de l’âme (Boréal, 2021).
« J’ai découvert cette musique-là par le biais d’amis au cégep, raconte-t-il. Comme plusieurs personnes, le premier contact a été plutôt froid. J’avais les préjugés de beaucoup de Québécois, les chansons à répondre finissaient par me taper sur les nerfs, je trouvais que ça tournait en rond, se souvient-il en souriant. Mais à force de me tenir avec des amis musiciens, d’aller dans des veillées, dans des spectacles et des festivals, j’ai apprivoisé le milieu peu à peu. Jusqu’à ce que ça devienne une passion. »
Les deux amis ont pris la mesure de leur intérêt commun pour la chanson traditionnelle au fil de leurs conversations, entre le vestiaire de hockey et les bières d’après-matchs. Ils pondent une première version de ce qui deviendra leur livre sous la forme d’un article destiné à une revue en France. L’idée à la base : contrer certains préjugés et fournir des idées et du matériel au groupe Marchands de mémoire, un collectif estrien mêlant chanson folk, conte et poésie, dont fait partie Jean-François Létourneau.
Étude fouillée, tour d’horizon de la littérature sur la question et anthologie, En montant la rivière vient rappeler l’importance de la chanson dans la définition de la culture canadienne-française au fil des siècles. Même jusqu’à aujourd’hui, puisque la communauté trad, que connaissent bien les deux auteurs, est aujourd’hui très vivante et continue de se renouveler.
En montant la rivière se veut, écrivent-ils, « un appel à écouter ce que nous racontent les vieilles chansons ». C’est la parole vivante d’ancêtres discrets, qui ont glissé sous le radar de la grande histoire. Mais c’est aussi, selon eux, un dialogue avec le reste du monde.
« C’est notre rapport à ce qu’on appelle la musique du monde. C’est une chose que les autres cultures semblent accepter de façon beaucoup plus naturelle que nous, fait remarquer Jean-François Létourneau, qui a travaillé auparavant en francisation. Les néo-Québécois, par exemple, sont souvent surpris du peu de connaissances que nous avons de notre propre culture traditionnelle. Ils sont toujours en train de nous demander : quelles sont vos chansons, quelles sont vos danses ? Maintenant, je saurais quoi leur répondre, mais, il y a une vingtaine d’années, je ne leur parlais que de Gilles Vigneault. »
Il poursuit : « La chanson traditionnelle faisait partie de la vie. Elle a toujours été là et elle continue à l’être d’une façon différente. Il y a plusieurs chansons du répertoire qui abordent des thèmes universels. Qui disaient quelque chose sur l’être humain au XIXe siècle et qui continuent de le faire. Le contexte a changé, mais on est restés sensiblement les mêmes bêtes. Il y a des chansons qui ont traversé les générations parce qu’elles disent quelque chose d’important sur ce que nous avons été et sur ce que nous sommes devenus. » Il y a dans ces chansons quelque chose d’intemporel et d’universel.
Franco-Amérique et Premiers Peuples
Les Québécois, tiennent-ils à rappeler dans la foulée des Jean Morisset, Éric Waddell, Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, ne sont pas les seuls dépositaires de l’expérience francophone en Amérique. « Nous autres, au Québec, on a tendance à l’oublier trop facilement. On oublie souvent, d’ailleurs, nos propres voisins acadiens et franco-ontariens, souligne Jean-François Létourneau. Il y a quelques années, le documentaire Un rêve américain, avec le chanteur Damien Robitaille, m’avait réveillé là-dessus. La Franco-Amérique, elle est différente, mais elle est encore vivante. Et quand on a commencé à travailler sur le projet, il était clair qu’on voulait aller aussi vers ça. »
En ce sens, selon eux, la chanson traditionnelle permet de faire un lien avec le territoire et de contourner l’écueil du nationalisme ethnique. En montant la rivière est aussi l’occasion de questionner notre rapport ambigu aux Premiers Peuples, entre le mythe de la bonne entente et certains angles morts de nos traditions orales.
Des traditions orales qui se sont d’ailleurs le plus développées aux endroits qui étaient des points de rencontre entre différentes cultures, fait remarquer Sébastien Langlois. « La figure du voyageur nous permettait d’en parler. Le développement de la culture se fait le plus souvent à travers des voyageurs, des gens qui vont à la rencontre des autres. Qui vont être influencés et stimulés par ces rencontres. On a voulu insister sur l’effet des rencontres. »
Jean-François Létourneau abonde dans ce sens : « Si on aborde ces questions à travers le prisme d’un nationalisme ethnique ou trop étroit, en voulant que la tradition reste la tradition et que ça ne bouge pas, je pense qu’on oublie comment ça s’est formé et comment ça vit. Joséphine Bacon appelle ça « la parole en voyage ». Et si on veut que la parole demeure en voyage, il faut qu’on la partage, qu’il y ait des rencontres et qu’on l’actualise. »