Philippe Brach, chanteur communautaire

Philippe Brach
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Philippe Brach

Assis sur la banquette d’un casse-croûte rosepatrien, café à la main, Philippe Brach se rappelle notre dernière conversation, en pleine pandémie. Son album Le silence des troupeaux était paru trois ans auparavant, il s’était fait discret depuis, terré au bout d’un rang, dans les Hautes-Laurentides : « Moi, à ce moment-là, je pensais ne plus rien faire, jamais », assure-t-il. Lire, écrire, faire un peu de mise en scène, travailler dans sa communauté, ça, oui, il faisait. Mais enregistrer un quatrième album ? Il affirme même ne pas avoir touché à sa guitare « pendant presque trois ans ». Et pourtant, nous voicià décortiquer le déroutant Les gens qu’on aime.

Commençons par le commencement. L’album s’ouvre sur la chanson-titre, ou plus précisément cette phrasenonchalamment prononcée par le musicien, « Les gens qu’on aime vont tous mourir », suivie d’un rire sardonique. Tu parles d’une intro !

« Je sais, concède Brach. Un gros crisse de fail de ma part. Je l’assume. Mais à la base, cette phrase était pour moi remplie de lumière. C’était YOLOYou only live once »], comme pour dire qu’on réalise trop souvent la valeur des choses lorsqu’on les perd », alors chérissons les gens qu’on aime avant qu’ils nous quittent. « Pierre [Girard, au mixage et à la prise de son] m’a dit : “Tabarnak, c’est trash comme début d’album !” Puis systématiquement, tous les autres musiciens me répétaient la même chose. C’est pour ça que j’ai ajouté le rire. J’étais tellement fier — je me disais que c’est mon début d’album le plus lumineux ! Ce n’est tellement pas le cas… »

Les gens qu’on aime est bref « et dense, ça va dans plein d’endroits, c’est difficile à digérer », résume son auteur. Onze chansons — dont une reprise de l’hymne national du Canada, on y reviendra — sur une trentaine de minutes « avec un silence de 15 secondes à la fin, parce que je sais que les plateformes de streaming vont sacrer une pub juste après ».

Il s’était promis de ne plus enregistrer d’albums sombres comme le sont, à son avis, les trois précédents, et sur ce point, c’est réussi : chanson folk psychédélique et baroque qui prend des détours rock particulièrement serrés (Un peu de magie en fin de face A, la chaotique Révolution (la chanson) en face B), d’autres poignantes de promiscuité. C’est le disque le plus court et surtout le moins prolixe côté textes : « La chanson qui compte le plus de mots s’appelle Les oiseaux migrateurs et elle dure une minute et trente-huit secondes », fait-il remarquer. 

L’album compte trois ou quatre tounes dont le texte tient presque à une strophe, mais pour lesquelles j’avais quand même écrit cinq ou six couplets. Tout ça me semblait du rem-ballage, du ramas-sage. J’avais le goût d’être direct.

« L’album compte trois ou quatre tounes dont le texte tient presque à une strophe, mais pour lesquelles j’avais quand même écrit cinq ou six couplets, affirme l’énergumène. Tout ça me semblait du remballage, duramassage. J’avais le goût d’être direct » et il ne pouvait l’être davantage que sur la fragile Tu veux te tuer qui ouvre la face B.

Des arpèges de guitare acoustique, des orchestrations de cordes (signées Gabriel Desjardins, coréalisateur de l’album avec Brach) se glissent sous la mélodie ; ça se termine sur ces mots : « Tu veux te tuer / Je t’aime et te comprends / T’en vas pas. » On recréé la scène, à tout le moins son décor, dans notre esprit, Brach offrant des mots de réconfort à un proche ayant des pensées suicidaires. « Ce n’est même pas une toune, même pas un poème. C’est un mot sur un bloc-notes, écrit croche au Sharpie », illustre le musicien. La personne à qui elle est destinée « n’avait pas besoin de couplets, avait simplement besoin d’entendre ces phrases. C’est un message clair, net et précis, et le sujet est tellement profond que tous les mots que j’aurais pu ajouter auraient été vains ».

Révolution

Philippe Brach s’est réveillé un matin de décembre avec l’intention d’entrer en studio pour enregistrer ce qui deviendra Les gens qu’on aime. « J’ai eu un souci de santé qui m’a amorti pendant deux bons mois », confie-t-il, ajoutant du même souffle qu’il se sent en pleine forme aujourd’hui. « Je me suis imposé le choix : soit je fais un disque, là, maintenant, sois je n’en fais vraiment plus jamais. » Il a appelé ses musiciens pour les convoquer en studio dès le 2 janvier, mais « tout le monde m’a envoyé chier ». L’enregistrement a débuté le 9 et a duré cinq jours ; une semaine plus tard, il enregistrait en un quart de travail les pistes de violons, et basta, on envoie tout ça à la presse à vinyles, réservée avant même la première journée d’enregistrement.

« Je n’ai tellement pas de recul encore sur cet album, reconnaît Brach. J’ai compris tantôt que c’est le premier album qui n’a pas été écrit au “je”. Ouvert sur l’extérieur, sur ce qui m’entoure — pas tout le temps, mais plus que sur les trois précédents. Mon inspiration, ce sont les gens, donc j’imagine que ça se retrouve sur l’album. »

Brach a passé les dernières années à faire du travail communautaire, coordonnant des ateliers dans les écoles du coin avec des artistes. Il savoure un relatif anonymat : « Tout le monde se câlisse de moi, personne ne sait vraiment ce que je fais — on dit que je suis chanteur et c’est tout. Mes voisins sont des trappeurs, je me fais dire des affaires comme : “Tu diras à Sylvain que ses peaux sont prêtes”, comme dans les Filles de Caleb, c’est capoté. J’en ai vu, des villages, dans toutes les régions, mais jamais une place comme celle où je reste. C’est un autre mode de pensée et de consommation, ça m’a séduit. Et au niveau communautaire, tout est à faire, ici. »

C’est avec eux qu’il fera la Révolution donnant son titre à une chanson de la face B. Irrésistible refrain pop pimpant boosté de joviaux violons « Chante-moi la chanson / Qui brûle les églises / Les écoles et les marquises », rêvasse Brach… avant de passer proche de se noyer — littéralement, la tête dans une chaudière d’eau. « C’était le but : écrire une grosse toune pop qui irait s’écraser avant la fin. C’est comme rêver à la révolution, puis se réveiller brutalement ». Comprendre : c’est bien beau les slogans et les manifs, mais le geste, si petit soit-il, vaut mieux que les belles paroles.

Révolution (la chanson) a cependant un autre sens, indissociable de celle qui suit : l’Ô Canada de Calixa Lavallée, version électro minimaliste et planante, mais transposée en mode mineur. Pas juste un extrait, l’hymne au complet. « Révolution est à prendre à part, mais suivie de l’Ô Canada, ça donne une autre vision de la révolution, dit Brach. La refaire en mineur, c’est une manière de la mettre en berne. Puis l’interpréter comme si j’étais une femme française suggère un questionnement à propos de l’identité, qui me ramène à la fameuse tirade d’Elvis Gratton. »

« Je ne pointe pas, je remets les choses en question », nuance ensuite Brach, qui rêve toujours du pays du Québec. « Je ne suis pas quelqu’un qui juge les gens. Tu sais, en travaillant dans le communautaire, t’acceptes ben des affaires. Par exemple, ce gars que je vois au travail et qui ne croyait pas à ça, lui, la COVID. Mais quand est venu le temps d’aller distribuer des paniers de Noël à ceux qui en ont besoin, c’est le seul qui s’est levé pour faire ça avec moi. Et là, tu te dis : OK, il y a clairement un canal de communication qui s’ouvre. Ce n’est pas juste un trou de cul. »

Les gens qu’on aime

Philippe Brach, La Maison Fauve

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