La révolution baroque selon Benoît Dratwicki

Le 24 mars, Alpha publiait, sous la direction d’Hervé Niquet, Ariane et Bacchus, le dernier grand opéra encore inédit de Marin Marais. Le 21 avril, Glossa suivra avec Polydore de Jean-Baptiste Stuck. Ces deux parutions, sous l’égide du Centre de musique baroque de Versailles (CMBV), sont les premières symbolisant ce que Benoît Dratwicki, le directeur artistique du CMBV, appelle la « 2e révolution baroque ».
« Ces deux opéras sont les premiers d’une série de six ou sept déjà enregistrés sans continuo dans les danses, où l’on peut enfin entendre le côté orchestre symphonique avec des cordes et des vents, plutôt que le côté baroque “cling-cling” que tout le monde a intégré et qui, en fait, n’existe pas pour Marin Marais. »
Pour affirmer cela, Benoît Dratwicki se réfère à une étude du professeur Graham Sadler, réalisée en 1981, « que personne n’a voulu lire à l’époque et que personne n’a jamais appliquée. Elle montre que la basse continue, le théorbe, le clavecin ne jouent pas dans les danses ». « Maintenant, tous nos projets d’opéras suivront cette règle », a décidé le CMBV. Il en ira de même pour Polydore de Stuck, dont la parution s’inscrit dans le cadre du tricentenaire de la fin de la Régence, en France. « Nous avons voulu mettre à l’honneur des compositeurs proches du régent, dont Jean-Baptiste Stuck, et des compositions du régent lui-même. » Polydore sera à la fois la redécouverte d’une oeuvre et une pierre à cette révolution interprétative prônée par le directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles.
Mission et vision
Nous avions rencontré Benoît Dratwicki à Montréal à l’automne 2022, où il supervisait l’enregistrement des symphonies de Rigel par Mathieu Lussier et Arion. Ce disque Atma fait partie d’un projet de trois collaborations, au moins, entre le CMBV et Arion. Un programme de « Musiques pour les soupers du Roy » sera suivi de Rigel et de la Messe pour le sacre de Louis XVI de François Giroust. Benoît Dratwicki voit en Mathieu Lussier une sorte « d’ambassadeur des travaux et éditions du CMBV ». Lors de la pause du concert Rigel à la salle Bourgie, nous avions entamé une discussion passionnante sur les missions du CMBV et des changements en cours.
« Le travail du Centre de musique baroque de Versailles dans les 30 premières années a surtout été d’exhumer des partitions inconnues et de rendre accessibles les partitions aux musiciens. Finalement, aujourd’hui, je pense que nous avons exhumé tous les grands chefs-d’oeuvre. Certes, il y a toujours des choses à faire, mais je ne suis pas sûr qu’il reste des incontournables », nous dit Benoît Dratwicki.
« Par contre, se pose aujourd’hui la question de l’interprétation. Parce qu’après 40 ans de renouveau baroque, la recherche musicologique évoluant, on se rend compte que des fondamentaux n’ont pas été pris en considération. Certaines choses qu’on pense acquises l’ont été sur des formes de malentendus. Du coup, certaines choses sont à revoir complètement. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, ce sont des questions de base comme l’orchestre chez Lully, le continuo dans l’opéra français, les coups d’archet dans la symphonie française, etc. »
Aux yeux de Benoît Dratwicki, ces éléments « n’ont jamais vraiment été étudiés, de telle sorte qu’on peut reprendre toutes les bases à zéro : la façon de chanter, la façon d’orner… » Tout cela amènerait à réinterpréter autrement ce qu’on fait depuis 40 ans. « L’ambition du CMBV aujourd’hui, c’est donc de créer le deuxième renouveau baroque, qui est peut-être plus subtil, parce que le public ne va peut-être pas entendre le détail de chaque chose, mais en mettant bout à bout des petits éléments neufs, cela va transformer complètement notre vision de tout le répertoire. »
L’exemple Médée
Lors de cet entretien, Benoît Dratwicki se trouve à la pause d’un enregistrement de Médée de Charpentier, dirigé par Hervé Niquet, avec Véronique Gens dans le rôle-titre. L’exemple est parfait à ses yeux. « Hervé Niquet a déjà dirigé Médée en 2004. Nous nous sommes mis autour d’une table, nous avons repris chaque élément de la partition. Je lui ai dit, par exemple, que nous avions trouvé une source indiquant que le continuo se faisait de telle manière, ou que l’orchestre était disposé ainsi. » Autre exemple : le rôle de Médée. « Il n’y a presque pas d’ornements dans la partition, alors que les autres rôles en ont. Par défaut, on ajoute à tous les mêmes ornements : écoutez l’enregistrement de William Christie ou d’autres. Là, j’ai demandé à Véronique Gens de faire ce qui est écrit. Je ne vois pas pourquoi Charpentier aurait mis des ornements à tout le monde sauf à Médée. Cela change tout, car cela rend le rôle de Médée beaucoup plus dramatique, lui donne plus de largeur dans le chant. Bref, cela change la physionomie de la manière de chanter le rôle. Par ailleurs, dans le continuo, ils sont sept, alors que dans la version de Christie, ils sont deux. Là aussi, ça change tout. »
Benoît Dratwicki pourfend aussi le nivellement des profils vocaux. « Il y avait des femmes qui chantaient les rossignols avec une façon de chanter et d’autres qui chantaient Armide et Médée avec une autre façon de chanter. Depuis 40 ans, on fait chanter à peu près tout le monde de la même manière. » Pour le musicologue, « au bout du compte, on arrive sur de vrais fondamentaux, par exemple la question de l’énergie liée à la langue française et à la danse. Et, au final, on se rend compte que ce répertoire est moins éloigné de Gluck et de la musique romantique. »
Les potentats du baroque
Le directeur artistique du CBMV ne s’arrête pas en si bon chemin. « Lorsqu’il y a 40 ans, le renouveau baroque s’est inventé, ce fut, en partie, en opposition, en rébellion, aux pratiquespost-wagnériennes. Du coup, on a interdit le vibrato, on a interdit telle ou telle façon de faire parce qu’on voulait autre chose. »
Mais une autre dimension interpelle Benoît Dratwicki : « À l’invention du mouvement baroque, les pionniers ont voulu s’opposer au dogme de l’orchestre romantique avec le chef tout-puissant à la Karajan. C’était un peu l’idée : “on est tous égaux et on va faire la musique entre copains”. Sauf que, petit à petit, avec le temps s’est créée une autre forme de chef d’orchestre totalitaire (pour la musique française en tout cas, mais je crois aussi pour la musique italienne) : le chef d’orchestre qui réorchestre, recompose et réinvente. »
Le directeur artistique du CMBV relève qu’on est carrément face à des chefs qui osent retoucher Lully, Rameau ou Cavalli, « alors que Karajan ne retouchait pas Beethoven, Mozart ou Strauss ». On s’est opposé au chef tout-puissant qui régnait sur son orchestre pour créer « un autre chef d’orchestre tout-puissant qui, lui, prend toutes ses aises avec les partitions, ajoutant des petites flûtes, une contrebasse, mettant de la percussion, ne faisant pas les reprises. Sauf que dans la musique française, pour parler de ce que je connais, tout est noté. Si, dans Lully, il n’y a pas de flûtes dans un opéra entier, c’est que parce que Lully n’en voulait pas. »
Le renouveau baroque consistera à « faire confiance aux partitions et à ne pas chercher la facilité dans la réorchestration et le petit arrangement qui fait plaisir ». Il amènera aussi un baroque plus charnu. « Si on prend les vrais effectifs et qu’on regarde l’orchestre de l’Académie royale de musique, c’est 50 musiciens, dont 12 violoncelles, davantage que lorsqu’ils font du Verdi à l’Opéra de Paris aujourd’hui. Ça, aussi, crée une énergie totalement différente. Par ailleurs, mademoiselle Saint-Christophe, qui a chanté les grands rôles de Lully, elle a commencé quand elle avait 50 ans. Elle a chanté les opéras de Lully de 50 à 58 ans. Cela veut dire qu’à l’époque, on voulait aussi des voix mûres et dramatiques, et c’est ce que fait Véronique Gens aujourd’hui lorsqu’elle enregistre Médée. »
Et Benoît Dratwiki de conclure : « Au CMBV, nous sommes convaincus qu’aujourd’hui, on ne peut pas chanter Rameau si on ne peut pas aussi chanter Rossini ; on ne peut pas chanter Gluck si on ne peut pas chanter aussi Gounod. Véronique Gens vient de chanter Charlotte dans Werther et travaillait Médée en parallèle, et n’avait aucune peine à avouer que Médée était nettement plus difficile. »
En concert cette semaine
Alexandre Tharaud et Jean-Guihen Queyras sont à la salle Bourgie, samedi à 20 h.
Charles Richard-Hamelin joue à la salle Bourgie, le 5 avril à 19 h 30.
Bernard Labadie dirige l’OSM dans La création de Haydn à la Maison symphonique, vendredi à 19 h 30 et samedi à 14 h 30.