Avons-nous gagné le gros lot?

Sonya Yoncheva et Rafael Payare
Antoine Saito Sonya Yoncheva et Rafael Payare

De nombreux micros sont suspendus au-dessus de l’orchestre pour ce concert alors qu’aucune caméra ne filme. Le couplage de l’Ouverture héroïque de Johanna Müller-Hermann et d’Une vie de héros serait-il dans le collimateur du département artistique de l’OSM pour devenir le second disque de l’orchestre ? Il ne dépareillerait pas, en tout cas, avec la 5e Symphonie de Mahler.

Originalité du programme, l’Ouverture héroïque de Johanna Müller-Hermann (1868-1941) est une composition de 1916 qui synthétise bien l’impasse des compositeurs postromantiques après Mahler. Où aller, en termes de langage musical ? L’ouverture de la compositrice viennoise qui a disparu des programmes est très touffue, assez pompeuse mais bien orchestrée avec une coda très efficace. Le travail de composition lorgne vers le chromatisme, mais Franz Schmidt, à Vienne également, poussera la recherche vers d’autres rivages. La 2e Symphonie de Schmidt est de 1913 et c’est vraiment autre chose.

Mahler ésotérique

Suivait une étrange expérience : les Rückert-Lieder de Mahler avec Sonya Yoncheva, sans doute l’une des meilleures sinon la meilleure spécialiste de l’opéra italien de grand répertoire du moment (genre Traviata, Tosca, etc). Elle chante Norma à New York en ce moment. Difficile d’écouter ces Rückert-Lieder sans préjugés en se demandant si, vraiment, il faut que tous les artistes interprètent tous les répertoires.

Au moment où on ne comprend que dalle, dans les secondes qui suivent, on sent l’abnégation de l’artiste dans la prononciation. Malgré ces efforts, malgré la formidable voix, ça ne marche pas : Yoncheva conçoit les Rückert-Lieder comme des lignes de chant plus que comme des lignes poétiques. De temps à autre, elle se laisse gagner stylistiquement par des ondoiements émotionnels. Ainsi, dans la toute fin de « Ich bin der Welt abhanden gekommen », on dirait « Vissi d’arte » (Tosca). Le chant mahlérien, qui émane du Lied allemand, est beaucoup plus droit, hiératique. Il fait penser à cette phrase récente de Lorraine Vaillancourt : « Je suis d’une école où c’est nous qui travaillons et les gens qui sont émus ».

Montserrat Caballé et Leontyne Price ont bien enregistré les Quatre derniers Lieder de Strauss, alors Sonya Yoncheva s’est fait une pause Norma en se trouvant Montréal pour l’accueillir dans Mahler. C’était notre moment musical ésotérique à tous.

La tentation est très forte de verser dans l’imitation de Claude Gingras pour parler de la robe échancrée dans le contexte de ces textes sur la mort et autres. Mais nous résisterons à nous gausser des aspects vestimentaires, sauf pour rappeler cette légendaire classe de maître de Christa Ludwig où cette légende du chant enseignait qu’aucun élément aussi inepte et futile qu’une pièce d’habillement déplacée ne devait distraire les spectateurs dans la discipline du Lied allemand. Au passage, Christa Ludwig est le mètre-étalon dans les Rückert-Lieder.

Immense interprétation

Le clou de la soirée fut donc Ein Heldenleben de Strauss, oeuvre pour laquelle nous sommes gâtés puisque François-Xavier Roth y avait fait une excellente impression lors du processus de sélection. Mais rien à voir avec ce que nous avons entendu mardi soir. Strauss est à ajouter à Mahler et Chostakovitch aux noms des compositeurs que notre chef maîtrise passionnellement, et quand on entend une fusion pareille entre Payare et un OSM transfiguré, on se demande si nous n’avons pas tiré carrément le gros lot avec cette nomination.

Non seulement la « Bataille » a été épique et monumentale, mais le moment miraculeux de cette partition, sa plus sublime phrase à environ quatre minutes du début de l’épisode du « Retrait du monde du héros », marquée « molto espressivo » par Richard Strauss avait toute la saveur « crémeuse » des interprétations viennoises ou en provenance de Dresde. C’est cela qui est merveilleux avec Payare : les musiciens n’ont plus peur de se lâcher et, ce faisant, ils montrent toutes leurs qualités. Les bois dans l’épisode de caquetage des contradicteurs du héros ont été époustouflants. Pareil pour Andrew Wan et pour le pupitre de cors. Pareil pour tous, au fond.

Ce que nous avons entendu hier, c’est ce qu’on entend sur disque avec les plus grands. On y ajoute l’exaltation et le fait de partager cela en salle. C’est plus que précieux, c’est du pain béni, presque incroyable.

Rafael Payare dirige Une vie de héros

Müller-Hermann : Heroische Ouvertüre. Mahler : Rückert-Lieder. Strauss : Ein Heldenleben. Sonya Yoncheva (soprano), Orchestre symphonique de Montréal, Rafael Payare. Maison symphonique, mardi 28 mars 2023. Reprise jeudi.

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