Renée Martel vue par ceux qui regardent sa fille

C'est notre histoire est un bon album, voilà le plus important. La compilation d’une douzaine de chansons voit de jeunes artistes d’ici reprendre des chansons rendues célèbres par leur interprète d’alors, la regrettée Renée Martel, disparue en décembre 2021 à l’âge de 74 ans. L’album est une initiative de sa fille, Laurence Lebel, autour de laquelle se sont rassemblés ces musiciens, sous la direction du réalisateur Pilou, pour rendre cet hommage. Mais un hommage à qui, ou à quoi, au juste ?
Alexe Gaudreault revisite Liverpool, composée par Eddy Marnay et Guy Magenta. Ingrid St-Pierre va à Londres y faire son cinéma comme en rêvait avant Martel et Kenny O’Dell (Next Plane to London, 1967). Ariane Roy aborde Le bateau du bonheur (That’s Where I Went Wrong, du Canadien Terry Jacks). Les Sœurs Boulay chantent les louanges de la Cowgirl dorée, adaptation de Rhinestone Cowboy, de Larry Weiss (1974), popularisée par Glen Campbell avant de faire partie, dès 1978, du répertoire de Renée Martel.
Et ainsi de suite en très agréable compagnie de Gab Bouchard (Un amour qui ne veut pas mourir), Antoine Corriveau (À demain my darling), Tire le Coyote (Si on pouvait recommencer), entre autres. Tous des succès, tous composés par d’autres que Renée Martel, qui, en fin de carrière, a tout de même écrit quelques-uns des textes de ses chansons. C’est le paradoxe de cet album : si le rôle de l’interprète est de faire sienne une chanson comme Ingrid St-Pierre fait désormais sienne Je vais à Londres, comment rend-on hommage à une interprète, à une artiste qui rendait elle-même hommage aux compositeurs dont elle reprenait les œuvres, aussi populaire fût-elle ?
D’une génération à l’autre
« L’idée de l’album, c’est d’ouvrir un dialogue entre la génération des fans de ma mère et ma génération à moi, résume ainsi Laurence Lebel. Entre ma mère et moi, il y a 40 ans d’écart, des différences marquées entre nos goûts et nos références. Ce projet sert, bien sûr, à remettre en lumière sa carrière et les grandes chansons qu’elle nous a partagées, comme un clin d’œil à l’interprète qu’elle était, mais c’est aussi une manière d’amener ses fans de la première heure à découvrir les belles et nouvelles choses que font aujourd’hui les artistes de la relève. »
C’est précisément la mission que s’est donnée Laurence Lebel, « construire des ponts, ouvrir la discussion, faire découvrir notre relève ». Inconnue du public, Laurence est toutefois respectée et appréciée au sein de l’industrie musicale, ayant bossé au fil des ans avec différentes boîtes à titre d’agente de spectacles, de productrice et de manager. Elle a aussi parlé, dans quelques reportages (publiés dans Le Devoir, notamment), de la place des femmes, des jeunes artistes ou de la question de la santé mentale dans cette industrie qu’elle a récemment quittée, justement pour se refaire une santé, ayant découvert à la dure ce qu’est le surmenage.
« Lorsque je me lance dans un projet, je m’investis à fond », dira-t-elle. Elle a accompagné de nombreux artistes en début de carrière. Les a maternés, pour ainsi dire. A mis toute son énergie à rendre meilleure cette industrie. « J’ai l’impression que ma carrière dans le monde de la musique est intimement liée à ma mère. Son départ a brisé quelque chose en moi. »
Raconter une histoire
Peu après le décès de sa mère, quelques producteurs l’ont approchée avec l’idée d’un album hommage. « Ayant été disquaire à une époque où les albums hommage et de reprises déboulaient — je me rappelle notamment de l’album Duos Dubois… —, je m’arrachais les cheveux de la tête. Quel est l’intérêt de refaire des chansons comme l’originale ? Aucun. Ça n’amène rien de nouveau, sinon de l’argent. Alors je me suis dit que si j’allais en faire un pour ma mère, il devait être pertinent et raconter une histoire. »
Cette histoire est écrite sur la pochette. Cette photo où on voit la petite Laurence tenir la main de Renée sur une plage du Maroc, où cette dernière était partie se ressourcer dans les années 1980. Cet album est celui de Laurence, au moins autant, sinon davantage, que de la douzaine d’artistes qui y participent. « Mon cadeau, pour elle. Une façon pour moi de me réparer. De faire le deuil », dit-elle.
« J’ai été très chanceuse de pouvoir vivre mon deuil à travers la musique aux côtés de Pilou et son équipe, qui ont été d’une grande bienveillance à mon égard, poursuit Laurence. Ils m’ont accompagnée à un moment où ça n’allait pas du tout. J’ai pu me réparer, tranquillement. C’est un album de guérison pour moi — guérison de ce que j’ai vécu avec ma mère et le milieu de la musique. Avec son départ, j’ai dû faire le deuil de beaucoup de choses. »
L’idée de l’album, c’est d’ouvrir un dialogue entre la génération des fans de ma mère et ma génération à moi
Et ainsi, les Sœurs Boulay, Gab Bouchard, Étienne Coppée, Saratoga, Elliot Maginot rendent d’abord hommage à leur amie Laurence plutôt qu’à cette icône de la chanson québécoise qu’ils auront somme toute peu connue. On a le sentiment qu’ils sont plus fans de Laurence que de Renée, ce qui fait rire la jeune femme : « Je trouve ça drôle parce que c’est moi qui suis totalement fan d’eux ! Le choix des artistes a été fait d’abord parce qu’avec la plupart d’entre eux, j’ai partagé quelque chose de ma mère. Maginot, Fanny Bloom, les Sœurs Boulay, ce sont des artistes que j’ai fait découvrir à ma mère et qu’elle aimait profondément. Elle les a même côtoyés. »
« Je lui avais fait une promesse il y a fort longtemps, lorsqu’elle traversait une période de remise en question, confie Laurence. Elle se demandait : “Suis-je encore pertinente ? Laisserai-je quelque chose en héritage à la relève ?” Cette relève qu’elle aimait tant… Je lui avais dit : “Tu sais, maman, tu es plus grande que ce que tu crois et cette relève a forcément un peu grandi avec toi, parce que leurs parents et leurs grands-parents écoutaient ce que grand-papa [Marcel Martel, légende du country québécois] et toi faisiez.” C’est sûr qu’il reste quelque chose de ça en eux, et c’est ce que je voulais prouver avec cet album. »