La publication des inédits de Jessye Norman, un pari gagnant?

Jessye Norman (à droite) accompagnée de John Williams lors d'un gala en l'honneur du 100e anniversaire du Symphony Hall de Boston, le 12 octobre 2000
Photo: Brian Snyder archives Reuters Jessye Norman (à droite) accompagnée de John Williams lors d'un gala en l'honneur du 100e anniversaire du Symphony Hall de Boston, le 12 octobre 2000

Decca publie vendredi un coffret de 3 CD, Jessye Norman: The Unreleased Masters, constitué de bandes récusées par la chanteuse de son vivant. L’opération est autorisée par les ayants droit et réalisée sous l’égide des meilleures autorités d’Universal Classic. Mais la question demeure : peut-on contourner post mortem les volontés artistiques d’un musicien ?

L’opération de détournement la plus spectaculaire de l’histoire de l’édition phonographique a été celle entourant Sergiu Celibidache. Le chef roumain professait sa farouche opposition à l’enregistrement et à l’idée même de reproduction sonore. Or, après sa mort, son fils a ouvert les vannes menant à la publication d’une cinquantaine de CD chez EMI (aujourd’hui Warner) et de plusieurs coffrets chez Deutsche Grammophon. On peut le comprendre : outre l’opération lucrative, il contrôlait ainsi le message et legs artistique de son père à un moment où, les bandes radio tombant dans le domaine public après vingt ans en Europe, de nombreux petits éditeurs d’Italie et d’ailleurs publiaient à leur propre profit des concerts qui ne leur coûtaient rien.

Deux poids, deux mesures

Le seuil de tolérance des artistes est très divers. Ces temps-ci, notamment en piano, on est étonné du tout et n’importe quoi qui se voit autorisé pour publication : les albums DG de Grigori Sokolov sur des instruments hétéroclites mal captés, ou la récente Sonate Hammerklavier trop tardive de Maurizio Pollini (DG), au piano si moche qu’on se demande pourquoi il fallait mentionner le nom d’un preneur de son.

A contrario, on a connu des perfectionnistes obsessionnels qui bloquaient des bandes en dépit du bon sens. Pour un défaut que personne d’autre que lui ne parvenait à repérer, le pianiste Ivan Moravec a interdit une 15e Sonate de Beethoven à nulle autre pareille. Peut-être parce qu’elle était un véritable face-à-face avec la mort au moment où son cancer récidivait, Ferenc Fricsay n’avait pas libéré son enregistrement stéréo de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski. Lorsque Universal Japon l’a déniché en 1999, nous avons découvert une déchirante Pathétique de l’île déserte.

Des bandes affriolantes dorment encore : Van Cliburn et Charles Munch ont ainsi enregistré très officiellement, le 6 octobre 1958 à Boston, le Concerto pour piano de Schumann. Van Cliburn l’a refait ensuite avec Fritz Reiner et a laissé publier ce dernier enregistrement. On aimerait pouvoir se faire une idée pour déterminer lequel des deux vaut vraiment le détour, mais les questions de droits sont parfois complexes.

Un beau coffret

Trois CD de « rebuts » de l’icône Jessye Norman, décédée en 2019 à 74 ans, nous arrivent donc. Et on est très loin des « poubelles » de l’histoire musicale. Le coffret, incontournable pour les admirateurs de la chanteuse, est intéressant pour tous à plusieurs points de vue. Déjà, il nous remémore quelle voix elle était. Et ça, en soi, c’est une « piqûre de rappel » qui fait du bien. Il documente aussi un projet inachevé, le CD 1, des extraits d’un Tristan et Isolde avorté en 1998 avec Thomas Moser en Tristan et Kurt Masur à la direction. Nous avons le prélude, la mort d’Isolde, la scène 2 de l’acte II et les scènes 1 à 3 de l’acte I. Nous nous situons vraiment tard dans la carrière de Jessye Norman, la voix est un peu émoussée dans les aigus (mais à peine), le soutien se relâche un peu, mais ce sont des petits détails qu’elle pouvait entendre. À nos oreilles, sa présence et son ampleur rendent la direction du chef encore plus fade. Cyrus Meher-Homji, responsable du projet, fait état de tensions entre le chef et la chanteuse. Ce Tristan était dans une impasse. En voici les morceaux.

Le deuxième CD associe deux concerts avec le Philharmonique de Berlin et James Levine : les Quatre derniers Lieder de Strauss en 1989 et les Wesendonck-Lieder de Wagner en 1992. Les Wesendonck sont glorieux, avec une voix mixée assez en avant et un orchestre à se damner (vibrato à la fin de Der Engel !). C’est le sommet du coffret, un « must » pour les amateurs et une énigme quant au fait qu’ils ne soient jamais sortis. Le Strauss n’apporte rien par rapport à la pulpeuse version studio avec Masur en 1982. C’est un très beau concert, mais la balance n’est pas aussi réussie que dans Wagner, et on écoute en premier lieu les détails révélés par une grande direction d’orchestre…

Le CD 3 regroupe des « Scènes » — Bérénice de Haydn, La mort de Cléopâtre de Berlioz et Phaedra de Britten — avec Seiji Ozawa et l’Orchestre symphonique de Boston, en février 1994. C’est vraiment excellent. Cyrus Meher-Homji explique dans la notice que Haydn et Britten avaient été acceptés, mais que Jessye n’aimait pas le mixage de Berlioz. Il a été refait dans cette édition. En pratique, le seul son en deçà d’une vraie plénitude resplendissante est celui des Quatre derniers Lieder.

Aucune honte, donc, loin de là : Jessye Norman semble se ranger dans la catégorie des « artistes pinailleurs », et ce projet éditorial apparaît utile et légitime !

Jessye Norman : — The Unreleased Masters

★★★★

Oeuvres de Wagner, Strauss, Haydn, Berlioz et Britten. Avec Kurt Masur, James Levine et Seiji Ozawa. Decca 3 CD 4852984.

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