Célimène Daudet: l’art mais la manière

La pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet faisait mercredi soir ses débuts au Québec à la salle Bourgie avec un programme reprenant les meilleures pièces de son CD Haïti mon amour et débouchant, via Scriabine, sur le 2e Livre des Préludes de Debussy. La soirée musicale fut très intéressante, mais la pianiste n’a pas vraiment compris le contexte de son concert et le public auquel elle s’adressait.
Mais qu’enseigne-t-on donc aux jeunes filles talentueuses de bonnes familles ? Pourquoi Célimène Daudet n’a-t-elle pas trouvé quelqu’un qui lui explique qu’un concert comme le sien, cela ne pouvait pas être ça, comme ça ? Pas à Montréal. Pas devant un parterre métissé, pour grande partie composé d’un public de la diaspora haïtienne peu rompu aux récitals de piano. On n’est pas au Théâtre des Champs-Élysées devant les gens du XVIe arrondissement de Paris, à la Philharmonie de Berlin ou à Carnegie Hall. Ici, l’artiste s’adresse aux gens, leur parle, leur raconte des histoires !
D’ailleurs, on est en 2023 et, hors de ces grands centres, la « grand messe » où un artiste dispense sa science ex cathedra à une foule ébahie qui distingue en un claquement de doigts Bruyères et Canope parmi les Préludes debussystes, c’est un concept révolu en termes de « divertissement ». Les artistes classiques oublient trop souvent qu’ils vendent un billet pour un divertissement. Celui-ci peut, certes, être sérieux, mais il vient en concurrence d’autres divertissements (cinéma, télévision théâtre).
Piano sonore
Bref, ce n’était pas « l’art et la manière » hier soir, d’où notre titre. Ce qu’il aurait fallu faire, évidemment, c’était une sorte de paraphrase de l’article du Devoir de mardi en interpellant le public, lui expliquant l’origine de la douce nostalgie de Justin Élie, parlant de l’influence des danses chez Saintonge et Lamothe, traçant un parallèle entre Loco de Lamothe et le mysticisme de Vers la flamme de Scriabine, et rappelant ce que Feuillet d’album doit à Chopin. Projeter les titres des Préludes de Debussy sur le mur du fond pendant leur exécution aurait aussi été un atout.
Il ne fallait pas être devin pour imaginer qu’un concert Haïti mon amour allait attirer un public de non habitués qu’il ne fallait pas désespérer du concert classique… La remarque vaut autant pour la pianiste que pour la salle.
En ce qui concerne les critères artistiques, Célimène Daudet a privilégié d’emblée un piano très « sonnant », avec un usage généreux de la pédale, un peu comme si tout le concert avait été étalonné sur les besoins de résonance de Canope.
Célimène Daudet connaît très bien les exigences de tout son répertoire. Ce qui surprend un peu dans ses Préludes est qu’elle assume tout à fait que les pianissimos ne descendent guère sous la nuance piano. Mais les rapports de dynamiques sont justes (Général Lavigne — eccentric, chouchou du public) et quand le son doit mourir (fin de Canope), la pianiste le fait très bien.
Surtout, ce que Célimène Daudet possède de manière innée, c’est le sens du mouvement chez Debussy. Le flux musical n’est pas factice ou heurté, mais coule très naturellement comme en témoigne la souplesse d’Ondine ou des Feux d’artifice. Les oppositions sont justes, également.
Tout cela était donc fort beau, mais comme la partie Haïti mon amour était achevée dès 20 h, le public présent fort discipliné, attentif et très poli, méritait largement un petit rappel hommage à une île joyeuse dans son coeur et son âme. Ça aussi, c’est la manière d’ici, celle de dire « merci d’être venus ; ça me ferait plaisir de vous revoir ». Pour l’intelligence émotionnelle de l’artiste, on repassera donc.