Ainadamar à l'Opéra de Montréal: puissance et efficacité

Dans Ainadamar, Golijov et son librettiste, David Henry Hwang, transcendent les faits historiques (la montée du fascisme en Espagne et la mort de García Lorca) pour montrer à travers la figure centrale de la comédienne fétiche de Lorca, Margarita Xirgu, que l’art et la culture sont immortels s’ils parviennent à se transmettre.
Pier-Olivier Pinard Dans Ainadamar, Golijov et son librettiste, David Henry Hwang, transcendent les faits historiques (la montée du fascisme en Espagne et la mort de García Lorca) pour montrer à travers la figure centrale de la comédienne fétiche de Lorca, Margarita Xirgu, que l’art et la culture sont immortels s’ils parviennent à se transmettre.

Avec Ainadamar, de l’Argentin Osvaldo Golijov, au théâtre Maisonneuve, l’Opéra de Montréal met à son actif un spectacle puissant et efficace de l’un des éminents ouvrages lyriques du XXIe siècle.

Il n’est pas étonnant qu’Ainadamar, opéra de 2003, révisé dans la foulée (2005), revienne sur le devant de la scène. L’oeuvre est aussi forte que symbolique à divers titres.

La « fontaine des larmes » (Ainadamar) de Grenade est au coeur de bien des destinées entrecroisées. Culturellement, Grenade est dans l’histoire un carrefour des civilisations chrétiennes, juives et musulmanes. Au XXe siècle, Federico García Lorca y a été exécuté en 1936 par des miliciens fascistes. C’est alors une voix que l’on veut faire taire pour de multiples raisons, notamment ce qu’il écrit et représente, comme le vocifère le milicien Ramon Ruiz Alonso, parfaitement personnifié par Alfredo Tejada. Les violentes imprécations du milicien sont écrites dans un style musical rappelant le terreau arabo-musulman de l’Andalousie.

Les fruits de l’expérience

Dans Ainadamar, Golijov et son librettiste, David Henry Hwang, transcendent les faits historiques (la montée du fascisme en Espagne et la mort de García Lorca) pour montrer à travers la figure centrale de la comédienne fétiche de Lorca, Margarita Xirgu, que l’art et la culture sont immortels s’ils parviennent à se transmettre.
 

Ainadamar est cet opéra de la roue infinie de l’histoire : une musique brassant dans une tradition millénaire et intégrant le flamenco comme mode d’expression (magnifique intégration de la danse dans le spectacle), mais aussi des sons concrets de la vie. Son livret organisé en flashbacks nous montre les vertus édifiantes de la culture ; Lorca écrivant sur la destinée de Mariana Pineda, qui le précède, puis Margarita Xirgu qui fait vivre Lorca après sa mort et transmet sa flamme à sa disciple Nuria.

Le metteur en scène, Brian Staufenbiel, ajoute une couche pertinente, car si des jeunes filles viennent saisir la main des femmes exécutées et les ramener à la vie dans une autre décennie, on peut imaginer qu’elles seront elles aussi, un jour, les victimes expiatoires d’un totalitarisme. C’est la roue fatale de l’histoire : Argentine années 1970, Iran 2022-2023…

Les grands vainqueurs du spectacle sont bel et bien Brian Staufenbiel et la cheffe Nicole Paiement, déjà réunis pour Ainadamar à San Francisco en 2013. Cette familiarité et antériorité les servent beaucoup. La maîtrise de l’oeuvre par Nicole Paiement et sa tenue du spectacle sont impressionnantes. Quant à Staufenbiel, il relève le défi principal en parvenant à clarifier l’embrouillamini du livret quant aux périodes et aux retours en arrière. Il s’en tient à une narration claire et ne rentre pas dans une symbolique trop poussée sur le thème de « Lorca martyr universel de la liberté d’expression ». La saturation orange de la scène finale (avec la prière à la Vierge) correspond aux voeux du compositeur.

Les bémols

Le plateau est très bien tenu par Emily Dorn (Margarita Xirgu), Elizabeth Polese (Nuria), Alfredo Tejada et le toujours impeccable Alain Coulombe. Difficile de rentrer dans une vraie critique vocale en raison de l’amplification des voix.

En effet, le spectacle a deux défauts majeurs. Maisonneuve étant un théâtre sec et ingrat, où les voix partent dans les cintres, il faut amplifier. Or cette amplification, qui devrait simplement « soutenir » les voix, devient une quasi-amplification de cabaret. Cela détruit les rapports sonores puisqu’Ainadamar est construit sur la juxtaposition entre l’acoustique (orchestre et voix) et l’électronique (sons concrets). Les deux se mêlent quand les rafales de fusils deviennent rythmes de flamenco par exemple. Si les voix sont ainsi amplifiées, cela détruit la « nature des sons ». Mais de ce point de vue, il est vrai qu’Ainadamar est un casse-tête. À Montréal, l’orchestre a du mal, parfois, à tirer son épingle du jeu depuis la fosse. Dans l’absolu, il faudrait presque réussir à concevoir un spectacle d’Ainadamar où l’orchestre se trouverait sur scène…

L’autre bémol est Luigi Schifano, un contre-ténor, en Federico García Lorca, alors que Golijov a voulu une mezzo travestie. Et on comprend le compositeur. Selon Nicole Paiement, Golijov autorise la substitution, mais cela enlève beaucoup de choses, surtout quand le chanteur, comme Schifano, a une conduite vocale si fragile quand il descend sous le mezzo-forte. Il y a dans une voix de mezzo une chaleur, une émotion, qu’on ne trouve pas ici.

Le recours à un travestissement n’est ici pas tant une ambiguïté sexuelle qu’un ancrage à la terre (Erda dans la tétralogie de Wagner) ; un timbre de contre-ténor (et Schifano chante bien quand il chante fort) ne peut véhiculer cela. Golijov ne fait rien au hasard. Mais, malgré les bémols, cela vaut le coup d’aller à la rencontre du creuset de son inspiration cette semaine à Montréal.

Ainadamar

Opéra d’Osvaldo Golijov sur un livret de David Henry Hwang. Emily Dorn (Margarita Xirgu), Luigi Schifano (Federico García Lorca), Elizabeth Polese (Nuria), Alfredo Tejada (Ramon Ruiz Alonso), Alain Coulombe (José Tripaldi), Jaime Sandoval (toréro), Geoffrey Schellenberg (maître d’école). Choeur de l’Opéra de Montréal, Orchestre symphonique de Montréal, Nicole Paiement. Mise en scène : Brian Staufenbiel. Décors : Brian Staufenbiel et Pierre Massoud. Costumes : Dominique Guindon. Éclairages : Claude Accolas. Vidéo : David Murakami. Chorégraphies : Rocio Vadillo. Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, le 18 mars 2023. Reprises les 21 et 23 mars à 19 h 30, et le 26 mars à 14 h.

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