«Mascarade»: les errances musicales de Gayance

Mascarade, le titre du premier album de la compositrice et DJ Gayance, fait référence d’abord à ses racines créoles. C’est ensuite un mot transparent, un cognat, qui a la même signification en anglais et en français : une fête costumée au sens propre, mais au sens figuré « une mise en scène trompeuse » selon le Petit Robert, « une action ou une apparence qui n’est qu’un déguisement ou un spectacle » selon le Merriam-Webster. « Parce que oui, la vie est une grosse mascarade, affirme Gayance. C’est parfois n’importe quoi… mais c’est beau ! C’est aussi ça que je voulais partager » avec cet album musicalement éclaté de mille feux house, footwork, soul et gospel.
La veille de notre rendez-vous téléphonique, Aïsha Vertus débarquait à São Paulo depuis Amsterdam, en plein Mardi gras. Le carnaval dans la capitale du sud brésilien diffère de celui de Rio de Janeiro, plus attaché à sa tradition des écoles de samba, analyse-t-elle. Celui de São Paulo est plus bigarré, chaotique, ce qui lui ressemble bien : « C’est bizarre, mais faire un carnaval, ça me déstresse, lâche Aïsha. C’est comme une purge, une façon de sortir le méchant en chantant, en criant, en se déguisant et en frenchant ! »
« Je suis difficile à gérer, c’est ce qu’on m’a toujours dit, échappe-t-elle. “Hors de contrôle !” Combien de fois m’a-t-on dit ça ? Pourtant, je suis justement en contrôle. Je peux décider d’aller vivre deux mois seule dans un pays, puis me lever un matin et décider de changer d’endroit. Je crois que les gens n’aiment pas les loups solitaires, et j’en suis un — c’est-à-dire que je suis super sociable, mais je bouge en solo. »
Voyages
Mascarade s’ouvre par un bref bricolage audio intitulé Interlude Between Brussels&Rio, Aïsha chantonnant dans un train européen, le roulement des vagues sur une plage brésilienne en bruit de fond.« J’aime voyager, ça m’aide à comprendre le monde dans lequel je vis et à m’y impliquer, philosophe-t-elle. À Bruxelles, je me suis fait des amitiés pour la vie qui vont bien au-delà de la musique. Même chose pour le Brésil. »
Elle voyage avec autant d’appétit dans ce premier album, butinant d’un genre à l’autre quipartagent tous ce dénominateur commun qu’est le broken beat. Sous-genre apparu en Grande-Bretagne au milieu des années 1990, le broken beat, saccadé comme son nom le laisse entendre, s’approprie des éléments du house, du funk, du jazz et de la drum&bass — incidemment, un album de référence aux oreilles des inventeurs du broken beat est Light as a Feather (1972), deuxième album du projet jazz fusion Return to Forever de Chick Corea, imbibé de rythmes afro-brésiliens et chanté par Flora Purim.
C’est principalement l’influence de la scène électronique anglaise qui transpire de Mascarade, confirme Aïsha : « Pendant un moment, certains ont même cru que j’étais British ! » Elle affectionne aussi la house new-yorkaise et la techno de Detroit, qui font surface sur l’album (et le footwork de Chicago, dont la signature rythmique typique traverse Clout Chaser’s Anthem, chantée par Janette King), « mais j’adore la vibe anglaise, et c’est un honneur pour moi de lancer cet album sur un label anglais — fondé et dirigé par un musicien noir en plus, c’est important. »
Fondé par le DJ Bradley Zero il y a une dizaine d’années, Rhythm Section International repousse à sa manière distincte les frontières de la house, s’imposant comme une riche pépinière de nouveaux talents, dont Gayance a aujourd’hui le privilège de faire partie — privilège, puisque cette association lui attire l’attention de la presse internationale, lui ouvrant même les portes de la radio de la BBC, où elle ira présenter son nouvel album dans quelques jours. « J’en suis encore renversée ! »
Une lettre d’amour
Figure de la scène électronique et hip-hop underground montréalaise, Aïsha Vertus fut une témoin privilégiée du mouvement Piu Piu ayant uni il y a plus d’une décennie nombre de compositeurs de hip-hop instrumental d’ici (dont VNCE Carter, Dr. MaD, High Klassified et son ami Kaytranada) avant de devenir une DJ aux goûts aussi raffinés qu’éclectiques, puis compositrice et réalisatrice. Il faut mesurer le chemin parcouru jusqu’à Mascarade à partir de sa première parution en mars 2021 pour bien apprécier ce premier album : reprenant à son compte la chanson a cappella Fruta Gogóia (1971) de l’icône brésilienne Gal Costa, Aïsha l’a assaisonnée d’une cadence de son cru, un breakbeat lent assorti d’une ligne de basse funk et de percussions de samba. Jolie, mais simplette, en comparaison avec ce qu’on découvre sur son premier album.
Mascarade est le fruit de deux ans de travail acharné et d’apprentissage du métier, mais aussi celui des rencontres musicales, avec les chanteuses invitées Janette King, Hua Li, Raveen, Judith Little D et les collaborateurs David Ryshpan (claviers) et Émile Farley (basse).
J’adore la "vibe" anglaise, et c’est un honneur pour moi de lancer cet album sur un label anglais — fondé et dirigé par un musicien noir en plus, c’est important
« Je suis reconnaissante de la vie, du parcours que j’ai eu et de tous ceux qui ont travaillé sur ce projet, les musiciens comme l’équipe de production du film, tourné au Brésil et au Québec, qui accompagne l’album. À titre de DJ, j’écoute beaucoup de musique, mais je ne compose pas comme quelqu’un qui a étudié la musique, même si enfant, j’ai pris des cours de piano. J’aime la musique, j’essaie de recréer des choses que j’ai entendues, et je peux compter ensuite sur mes collaborateurs pour magnifier le résultat. Ensemble, on a travaillé sur quelque chose de beau, que je qualifie de lettre d’amour aux Afro-descendants, spécifiquement du Québec. »
Voyez la bande-annonce du film qui accompagne l'album :MASCARADE - ORIGIN STORY / TRAILER from Maïlis on Vimeo.
Gayance sera de retour au Québec pour le concert de lancement de l’album — et la projection du film — le 20 mai, au Centre Phi. D’ici là, elle présentera ces nouvelles chansons sur scène au Portugal et au Jazz Cafe de Londres. « Je veux que les gens sachent que j’ai le syndrome de l’imposteur, insiste Aïsha. Non pas pour leur révéler une de mes faiblesses, mais pour que d’autres femmes artistes, d’autres musiciennes qui composent et réalisent leur propre matériel comprennent que c’est normal de se sentir ainsi. Je veux que les gens sachent comment je peux me sentir pour les encourager aussi à dépasser ça et atteindre leurs buts, parce que si j’y suis arrivée, d’autres femmes y arriveront aussi. »