«The Dark Side of the Moon»: on a chanté sur la Lune (il y a 50 ans)

Coïncidence ? Intervention extraterrestre ? Allez savoir. Cela se passa en même temps, comme un passage de relais, en décembre 1972. Deux événements distincts, mais étrangement liés. Le 19 décembre de ce mois-là, la capsule transportant les trois astronautes de la mission Apollo 17 fit plouf ! dans le Pacifique, à proximité du porte-avions Ticonderoga. On ne le savait pas encore, mais il n’y aurait pas d’Apollo 18. Malgré les randonnées sautillantes d’un Lunar Rover qui ressemblait à un Dune Buggy sans carrosserie, le monde et ses médias s’étaient habitués, lassés. Marcher sur la Lune ? Routine. Autant relire Tintin.
L’aventure était ailleurs. Dans l’ombre. Durant le même mois de décembre, au studio Abbey Road de Londres, tant célébré par sept fabuleuses années de séances d’enregistrement des Beatles, l’ingénieur du son Alan Parsons dévoila à l’interne un mixage passablement avancé de l’album sur lequel le groupe Pink Floyd travaillait depuis le dernier jour de mai 1972 : The Dark Side of the Moon. Il manquait encore des effets sonores, notamment le battement de coeur qui donne à Breathe son souffle, les mille sonneries qui réveillent Time. Mais, surtout, il n’y avait pas encore les vocalises extrêmes de Clare Torry : en lieu et place, il y avait des bribes de communications entre Houston et les astronautes d’Apollo. A-t-on pressenti que c’était déjà une vieille idée ? En janvier 1973, c’est effacé : une voix humaine presque extraterrestre, à tout le moins surhumaine, s’impose.
L’album est terminé. On fait rapidement les choses à cette époque : le 10 mars en Amérique, le 27 au Royaume-Uni, les disquaires reçoivent les premiers exemplaires de cet album à la pochette noire comme l’espace interstellaire, où semble exploser en un prisme toute la lumière de l’univers : The Dark Side of the Moon. Pourquoi ici avant là-bas ? La Lune tourne, voilà pourquoi. Après des spectacles de rodage au Palais des sports de Paris, au Rainbow de Londres, une tournée nord-américaine est en marche. Dès le 4 mars, tout l’album est joué à Madison, au Wisconsin. Chaque soir sa ville. Le 11, Pink Floyd est à Toronto.
J’étais à une longueur de bras de David “Dieu” Gilmour. C’est hallucinant dans le sens premier niveau du terme, comme dans le verbe halluciner.
Et le lundi 12 mars 1973, deux petits jours après la sortie de l’album, presque en rupture de stock tellement on se l’arrache chez Phantasmagoria, Sam The Record Man, Sherman et autres lieux moins évidents (on achetait des disques chez Zeller’s et Eaton’s en ce temps-là), voilà que Pink Floyd vient jouer The Dark Side of the Moon dans son intégralité au vieux Forum de Montréal. Qui, parmi les milliers de spectateurs extatiques, a eu le temps d’absorber le nouveau matériel, qui a vécu l’expérience Dark Side ? À CHOM-FM, le disque tourne en boucle, et tout le monde écoute la station rock de Montréal, mais il n’en demeure pas moins que c’est tout neuf. Les beaux chevelus de chez nous s’attendent d’abord à Echoes, le morceau épique de l’album Meddle, un voyage aux confins de la galaxie qui dure un côté complet du disque. Ça et la chanson qui ouvre le disque : One of these Days. D’une certaine façon, The Dark Side of the Moon est un bonus, un fantastique bonus.
Témoins assourdis et enfumés
Richard Z. Sirois, futur membre de RBO et animateur de radio, est dans l’assistance. Le billet lui a coûté cinq dollars. Il est très bien placé. « Mes coudes étaient bien accotés sur la scène, devant des montagnes de haut-parleurs gros comme des tentes-roulottes », raconte-t-il dans son émouvant et fascinant livre Le vinyle de l’insomniaque (St-Jean, 2022). « J’étais à une longueur de bras de David “Dieu” Gilmour. C’est hallucinant dans le sens premier niveau du terme, comme dans le verbe halluciner. » Il perdra une bonne partie de l’ouïe dans l’oreille droite en paiement très marquant de sa proximité, mais il a « eu le bonheur d’entendre live l’album The Dark Side of the Moon au complet ». Et One of these Days au rappel.
Ça avait démarré avec Echoes, c’était déjà parfait. Obscured by Clouds (le thème très mystérieux du film La vallée, de Barbet Schroeder), When You’re In, Childhood’s End et la très menaçante Careful with that Axe, Eugene avaient suivi, préparant le terrain pour le voyage à venir. Les fumigènes remplissaient peu à peu la place. Le producteur André Ménard en parlait dans le papier 20e anniversaire de 1993 dans Le Devoir : « Le couple d’amis avec qui j’étais avait été malade tout le long du spectacle, tellement le hash était bon. De plus, la fumée que Pink Floyd utilisait était toxique, et des gens tombaient sans connaissance. » Ça passa par-dessus Richard Z., trop proche, chanceux de n’être sorti du Forum qu’abasourdi et sourdingue.
Le 7 mai sortait un 45 tours, étrangeté pour Pink Floyd: Money/Us and Them. Succès de palmarès qui propulsa le groupe au-delà du statut culte jusqu’au beau milieu de la popularité grand public à travers le monde. L’album demeura dans le Top 100 des classements pendant 971 semaines (la plupart consécutives), disséminé, acheté et racheté à quelque 45 millions d’exemplaires. Le reste de l’histoire de Pink Floyd est bien connu, on peut encore voir à L’Arsenal jusqu’au 5 mars les croquis de Storm Thorgerson pour la fameuse pochette, entre autres artefacts, dans l’extraordinaire exposition Pink Floyd: Their Mortal Remains. Richard Z. Sirois en est à sa quatrième visite.
Waters contre Gilmour… et l’Ukraine
Un nouveau coffret a paru pour le cinquantième anniversaire : on n’allait pas y couper. Difficile de faire mieux que le coffret The Dark Side of the Moon de l’exemplaire série Immersion de 2011. Moins attendu et a priori nettement plus suspect que le réenregistrement annoncé de l’album The Dark Side of the Moon par Rogers Waters tout seul. Pour que l’on comprenne enfin le « message », répète-t-il sur les réseaux sociaux. En effet, les textes sont surtout de lui, on lui concède ça. Seulement voilà, comme des millions de fans de Pink Floyd qui ne parlaient pas anglais en 1973, on s’entend pour dire que le « message » est très secondaire. On retient bien plus les harmonies de Richard Wright et de David Gilmour, les solos si mélodiques du même Gilmour, le piano tragique de Wright, les roulements de Nick Mason et la basse de Waters dans Money. Certes Money parle d’argent, Brain Damage parle de folie, Us and Them oppose l’art au commerce, mais bon, l’intérêt demeure musical.
Polly Samson, la compagne de Gilmour, ne l’a pas envoyé dire à Waters, opiniâtre et contrariant depuis toujours, mais pire que jamais, exprès dirait-on, pro-Poutine et contre l’Ukraine dans le conflit actuel. « Tristement, [Waters] est un antisémite jusqu’au trognon. Il fait l’apologie de Poutine, il ment […] » et ainsi de suite. Waters répond avec autant de virulence, de son côté sombre de la Lune. Pas de réconciliation anniversaire à l’horizon.