La liberté souveraine d’Ingrid St-Pierre

Les chansons, une à une, ont surgi. Sans plan préétabli. Sans direction définie. Sans thématique, a priori. Chacune dans son coin de paradis. Le jardin où ça s’écrit. Avec les rimes jolies et tout le fourbi. La place de l’exquis. On continue, dis ? Ingrid St-Pierre sourit : « C’est de la broderie ! »
On pourrait, si on voulait, écrire ainsi le texte de notre rencontre du vendredi après-midi, comme un jeu jouissif, une joie partagée des mots liés : ce serait une belle partie. Mais n’oublions pas qu’Ingrid la chanteuse, Ingrid la créatrice sont dans ce café de la rue Jarry pour parler de l’album Reines à une semaine de la sortie. Avouons néanmoins une connivence qui a douze ans dans le corps, entrevue après entrevue : quand le journaliste et l’artiste aiment à ce point écrire, on se parle un peu comme on écrit. « On ne peut pas s’empêcher de goûter les mots. D’apprécier les rimes. Au-delà du sens, souvent. Le sens est sous-entendu. Pas toujours conscient. Ça s’est d’ailleurs fait comme ça, ce disque. Chaque mot a été méticuleusement réfléchi, mais sans intention claire quant au propos. Je savais que j’avais quelque chose à dire, j’en ressentais l’envie, mais je ne savais pas où ça me mènerait. Je l’ai su en cours de route, sinon après. »
À chacune son univers
En vérité, elle savait que l’album finirait par s’intituler Reines et qu’elle y parlerait des femmes de sa vie, mais sans le savoir. C’était en dedans, les mots sont arrivés avant, pareil pour les mélodies. « Je ne veux pas exagérer. Pour certaines chansons, j’avais des idées. Ça fait longtemps que je voulais écrire sur la solitude des femmes âgées, ça a donné Une seule assiette. » En effet, dès le titre, on comprend : « Une seule assiette / Sur la table depuis des siècles / Peut-être moins, le temps s’arrête / Le temps s’émiette. » Clarté.
Quelques préméditations n’empêchent pas le constat : chaque chanson a d’abord existé en tant qu’univers distinct, les liens ne sont devenus évidents pour la brodeuse qu’à la toute fin du processus. « Elles sont arrivées au compte-goutte. Chacune à son tour. » Des naissances distinctes. Permettez l’image : ça a été moins une portée de quatorze enfants que quatorze mises au monde en succession rapide. « C’est exactement ça. Les chansons arrivaient tellement de nulle part, dans cette sorte d’urgence que je ressentais, que je les apportais en studio à Philippe Brault toutes nues, sans aucune idée d’arrangement. Rien. »
C’est plus direct, mais je refuse de changer de niveau de langage. J’aime trop la langue française pour l’avilir. Même pour dire l’horreur, je tiens à la beauté de l’expression, à la lumière des mots.
La révélation de Reines
Et Reines s’est pointée in extremis, élue chanson-titre par acclamation. « Elle est arrivée le matin du mixage. L’album était fini, la graphiste avait commencé son travail. J’ai téléphoné à ma gérante, je lui ai dit : on est dans la schnoute, je viens d’écrire LA chanson qui doit être là, qui donne le sens à tout. Elle m’a suggéré de la sortir plus tard, sur un EP… Non non non ! C’est la clé ! J’ai joint Philippe au studio, déjà arrivé pour préparer son mix. Il a dit OK, viens-t’en. Je l’ai jouée deux fois, puis on l’a enregistrée pour vrai, une prise, piano-voix. » Et là, toutes les chansons que l’on avait crues indépendantes, sorties nu-tête en quelque sorte, ont été chapeautées par cette chanson au pluriel, au nous. Reines.
Une chanson « frontale », c’est le mot d’Ingrid. Une chanson souveraine, qui prend la parole pour toutes les femmes, celles du mouvement #MoiAussi, celles du droit à l’avortement attaqué en Cour suprême des États-Unis, et les autres. Extraits : « Si nos langues se délient / C’est pas pour faire luire vos envies […] Ça joue aux rois de la montagne / Au sommet des monts de Vénus / Ça légifère dans nos entrailles / À la queue leu leu les minus […] Nous les Reines lumière / Lèverons le doigt, l’honneur et l’échine / Haussons la voix, sans la peur / Mes soeurs / Plus rien ne nous abîme. »
La lumière des mots
Les treize autres chansons de l’album, qu’elles parlent d’amour, d’amitié, de vieillesse, de maladie, de deuil, résonnent autrement parce qu’elles font partie de Reines. On entend la voix d’Ingrid, les choeurs, le piano, les guitares, les cordes, les vents dans leur commune mission : faire du bien et donner de la force. Et le souci des mots justes et beaux devient encore plus impératif. Pas question, même dans Reines, de trahir la joie d’écrire et bien écrire pour engueuler les hommes dans une langue salie. « C’est plus direct, mais je refuse de changer de niveau de langage. J’aime trop la langue française pour l’avilir. Même pour dire l’horreur, je tiens à la beauté de l’expression, à la lumière des mots. »
Lors d’un spectacle d’essai, elle a chanté Reinesa cappella. « Ça a été très intensément reçu. C’est pas en hurlant que je vais me faire entendre. C’est pas moi. Je ne réponds pas à la violence par la violence. Au contraire, je vais me rapprocher des gens. » Abolir la distance. La vérité la plus implacable peut être chantée doucement, dans le creux de l’oreille, de coeur à coeur. Foi d’Ingrid St-Pierre. « C’est ma manière. Intime, avec mes rimes. » Des rimes non moins jolies pour mettre les points sur les i.