Musique classique: la vente d’Hyperion et la fin d’une ère

L’éditeur de disques classiques indépendant Hyperion a été vendu à Universal Music le 14 février dernier. Est-ce un aveu d’échec d’un modèle ou l’amorce d’un mouvement qui pourrait s’amplifier dans les mois et les années à venir ? Cette transaction, qui implique l’éditeur des disques de Marc-André Hamelin et d’Angela Hewitt, nous amène à nous interroger tant sur le vendeur que sur l’acheteur.
« Harmonia Mundi et Hyperion ont été pendant de longues années les deux joyaux du disque classique indépendant. Tous deux finalement sombrent et finissent dans le giron d’Universal, ce qui est profondément triste quand on sait ce qu’en auraient pensé Bernard Coutaz et Ted Perry, leurs fondateurs. C’est en fait catastrophique et montre que le disque classique indépendant est mort. » Dans sa réaction à chaud au Devoir, lundi, Yves Riesel, créateur du blogue Couacs (couacs.info), qui scrute l’évolution de la production de musique classique enregistrée au temps du streaming, ne mâchait pas ses mots.
Yves Riesel, visionnaire de la transformation numérique, est le fondateur de la plateforme Qobuz, qui fera son entrée au Québec, tant attendue par les mélomanes, en mai prochain. Il fut aussi, en France, pendant un quart de siècle, le distributeur le plus haut en couleur de labels indépendants classiques.
Il voit fondamentalement dans cet événement le signe d’un manque de clairvoyance des éditeurs indépendants dans la gestion du passage à l’ère numérique.
Le tuyau
La réaction de l’analyste est riche en pistes de réflexion. En effet, la transaction Hyperion-Universal n’est pas un phénomène isolé. En novembre 2022, on apprenait qu’Universal Music avait acquis 49 % des parts de PIAS, après l’avoir refinancé en juin 2021. Or, PIAS est la société belge qui, en 2015, avait racheté Harmonia Mundi, « le » modèle de tous les indépendants, une maison fondée en 1958 par Bernard Coutaz (1922-2010).
Pourquoi 49 % ? Si Universal avance à pas assurés mais feutrés, c’est peut-être parce que lors du rachat d’EMI, en 2012, la Commission européenne avait forcé Universal Music Group (UMG) à revendre une partie du catalogue acquis afin de se conformer aux normes définissant l’abus de position dominante. Il fallait à UMG éviter de dépasser 40 % de parts de marché. Virgin Classics et EMI Classics, échappant alors à l’absorption, avaient ainsi été revendus à Warner. « C’est comme ça que nous sommes passés d’un soupçon de position dominante d’Universal sur le classique à une vérité de position dominante de Warner Classics sur le classique », s’amuse Yves Riesel !
Je suis curieux — mais inquiet — de savoir ce qu’Universal, dont la politique n’est pas altruiste, va faire du label, des artistes, de l’équipe Hyperion.
« Je suis curieux — mais inquiet — de savoir ce qu’Universal, dont la politique n’est pas altruiste, va faire du label, des artistes, de l’équipe Hyperion », nous dit Charles Adriaenssen, président d’Outhere, qui regroupe des labels indépendants de qualité et a fait l’acquisition de Channel Classics et Analekta dans la dernière année.
M. Adriaenssen voit dans la nouvelle de cette semaine un « signal intéressant qui indique peut-être un regain d’intérêt pour la musique classique. » « En tout cas, cela va alimenter la spéculation parmi les petits indépendants (Chandos, BIS, etc.) », ajoute-t-il.
Si intérêt et spéculation il y a, c’est parce que le métier a fondamentalement changé. « Si l’on veut continuer à produire, il faut avoir un large catalogue. C’est l’avantage des majors sur nous : ils ont un matelas naturel, de type “Glenn Gould”, qui fonctionne naturellement sans rien faire, alors que nous avons un catalogue léger », faisait remarquer auDevoir Didier Martin, d’Outhere, lors du rachat d’Analekta.
On en conclut que la mainmise d’Universal sur Hyperion et, demain, sous forme plus claire encore, sur Harmonia Mundi/PIAS s’inscrit dans le cadre d’une course au volume de musique diffusable. Pour Yves Riesel, « ceux qui pensent que les majors sont encore aujourd’hui principalement des éditeurs se mettent le doigt dans l’oeil. Les majors sont des tuyaux. Dans ce sens, la transaction Hyperion aurait pu être faite par le comptable d’Universal sans même en référer à son patron, et le patron aurait été forcément content ». Voilà qui coupe l’herbe sous le pied à quiconque songeait à quelque stratégie artistique.
Éditeur à l’ancienne
« Hyperion travaillait à l’ancienne sur un modèle économique d’il y a 20 ans. Il se considérait comme un éditeur, payait ses productions, ses frais, ses traductions, ses gens », dit Yves Riesel, qui note que la majorité des éditeurs aujourd’hui « passent leur temps à publier des licences ».
Yves Riesel relève nombre de rendez-vous manqués par les indépendants depuis 20 ans, parmi lesquels, il y a quelques années, le téléchargement. « Ils ont tellement suivi ce qu’ont fait les majors et la variété qu’ils ne se sont pas aperçus que le téléchargement était une très bonne affaire. Vendre un disque 9,99 $, c’est comme imprimer de l’argent, parce qu’une fois les fichiers livrés à la plateforme, on n’a plus rien à faire : plus de fabrication, plus de stock… Dans un premier temps, cela aurait été une grosse partie de la solution. »
Mais on ne saurait affirmer que la vente d’Hyperion est un constat d’échec ou l’écroulement du modèle. Le Devoir a examiné les principales données des comptes déposés auprès du registre des entreprises du Royaume-Uni depuis 2014. Les exercices sont positifs et les liquidités ont crû de manière linéaire de 50 % en huit ans, s’élevant en décembre 2022 à 3,6 millions de dollars canadiens.
C’est donc une entreprise en santé, malgré ou grâce à son scepticisme envers le streaming (Hyperion mettait un point d’honneur à être absent des plateformes d’écoute), forte d’un catalogue de 2300 titres disponibles physiquement et de nombreux autres en téléchargement, de 40 ans d’histoire et d’une coquette encaisse qui a été vendue.
Cela posé, la destination philosophiquement logique aurait été une entreprise comme Naxos ou Outhere, dont la vocation est de gérer un « pôle » d’éditeurs indépendants. « Quand j’ai appris, il y a plusieurs mois, qu’Hyperion était à vendre, j’ai demandé à Simon Perry [directeur de l’entreprise] de me communiquer la documentation. Je tâtais quant à l’intérêt du label et/ou du catalogue pour Outhere, mais je voulais décider sur pièces. Pour nous, la taille n’était pas un facteur rédhibitoire. Ce qui aurait pu l’être, c’est la cohabitation stratégique des artistes et des équipes. Mais je n’ai jamais rien reçu de Simon », révèle Charles Adriaenssen, commentaire qui laisse à penser qu’Hyperion est allé directement chez d’autres acquéreurs potentiels.
Outre Outhere, un autre acheteur aurait pu être Naxos, mais Yves Riesel estime que « Klaus Heymann, fondateur et président de Naxos, à 86 ans, aurait dû soit trouver de l’argent, soit mettre le sien. Aurait-il pu en mettre autant que Universal ? » se demande-t-il.
La remarque sur l’âge du propriétaire de Naxos, qui est désormais le plus grand catalogue classique indépendant à convoiter, amène la question de l’incertitude liée au devenir de ces entreprises dans la foulée de leur transmission. On l’a vu avec la vente d’Harmonia Mundi, cinq années après le décès de Bernard Coutaz . « Je n’avais absolument pas vu le scénario que ni le fils ni l’épouse ne voulaient reprendre, et que madame Éva Coutaz était malade au moment de la vente à PIAS », concède Yves Riesel.
Des grandes aventures, telle celle de BIS en Suède — qui, selon M. Riesel, est en train de réussir la transmission de manière exemplaire — se sont construites dans les années 1970-1980 autour de bâtisseurs d’entreprises aujourd’hui âgés. « Si une vague de consolidation devait suivre, ce qui est tout à fait probable vu l’âge des protagonistes, et que les majors investissent, cela aurait un effet très négatif sur la créativité et la diversité des productions », s’inquiète Charles Adriaenssen.
C’est peut-être ce qu’évoquait Yves Riesel en parlant de la « mort des indépendants ». S’il en reste d’attachants et de vivaces — Alpha, La Dolce Volta, Atma, Ricercar et quelques autres —, il est troublant de voir tomber d’aussi gros symboles qu’Hyperion.
Pour M. Riesel, en cas de soudaines grandes manoeuvres, la prochaine cible pourrait être Naxos « non pas tant Naxos le label, quoiqu’éventuellement, mais surtout Naxos of America, le plus gros détenteur de droits de distribution numérique de musique classique au monde. »
En concert cette semaine
Jérémie Rhorer dirige l’OSM dans Petrouchka et Daphnis et Chloé à la Maison symphonique mardi et mercredi à 19 h 30.
Yannick Nézet-Séguin dirige et enregistre la 5e Symphonie de Sibelius à la Maison symphonique vendredi à 19 h 30.
L’orchestre FILMharmonique propose Le seigneur des anneaux. Le retour du roi en ciné-concert à la salle Wilfrid-Pelletier vendredi et samedi à 19 h 30 et dimanche à 14 h.