La sensualité selon Caroline Polachek

« Je ne suis pas à la recherche d’un statut, je ne cherche pas à atteindre le haut de l’échelle, je veux simplement faire des chansons puissantes », explique la chanteuse américaine Caroline Polachek.
Photo: Nedda Afsari « Je ne suis pas à la recherche d’un statut, je ne cherche pas à atteindre le haut de l’échelle, je veux simplement faire des chansons puissantes », explique la chanteuse américaine Caroline Polachek.

Dix-huit ans après ses débuts professionnels au sein du duo synth-pop Chairlift, l’Américaine Caroline Polachek présente aujourd’hui Desire, I Want to Turn Into You, un lumineux quatrième album solo qu’on jugera comme le sommet de sa carrière. Déjà reconnue comme une des plus brillantes autrices-compositrices-interprètes pop de sa génération, Polachek semble maintenant destinée à la reconnaissance populaire, « mais je ne suis pas à la recherche d’un statut, je ne cherche pas à atteindre le haut de l’échelle, je veux simplement faire des chansons puissantes », dit-elle en entrevue avec Le Devoir.

Puissantes ? Envoûtantes, aussi. Audacieuses, mais invitantes. La ritournelle Bunny Is a Rider d’abord, ses percussions comme de petites bulles que la basse slap funk vient faire éclater, la mélodie vocale s’incrustant entre nos oreilles. Le breakbeat lent de Billions en fin d’album, accompagné d’un choeur d’enfants à faire fondre les coeurs comme des bancs de neige. La magnifique Sunset, avec son surprenant motif de guitare espagnole, Caroline osant les vocalises sans jamais forcer la note.

La vision pop kaléidoscopique de la musicienne ne connaît aucune limite — on entendra même de la cornemuse sur Blood and Butter ! Elle se décrit, ainsi que son ami et coréalisateur Danny L. Harle, comme « deux caméléons, jamais fixés à un son précis. Notre son est évolutif, constamment en train de changer. Aussi, nous ne sommes pas intéressés par les barrières qu’on érige entre la musique pop et la musique expérimentale ; on me demande souvent si je cherche à briser les codes de la musique pop ou à provoquer son évolution, mais en vérité, on s’en fout. On fait ce qu’on a envie de faire ».

On joint la musicienne à Londres, la veille de la Saint-Valentin, jour choisi pour lancer son album, alors que vient de débuter sa nouvelle tournée. « Tout va très vite ces jours-ci, trop vite peut-être, mais en tout cas, je suis très excitée et fière de mon album. J’ai hâte que le public l’entende — c’est bien le bon mot, “entende” ? »

Notre visioconférence débutait à peine que nous découvrions déjà deux choses à son propos. D’un, Caroline parle un excellent français, « mais je n’ai pas l’occasion de le pratiquer, c’est pourquoi j’accorde peu d’entrevues en français », se désole-t-elle. Le reste de notre conversation valsera entre le français et l’anglais. De deux, Caroline Polachek a vécu à Montréal en 2013, nous révèle-t-elle lorsque nous évoquons son dernier passage chez nous, en première partie de Dua Lipa au Centre Bell, en juillet dernier.

« J’ai vécu à Montréal durant un moment très important dans ma vie, raconte-t-elle. C’est là que j’ai développé mon projet Ramona Lisa », une démarche qu’elle qualifiait alors de « musique électronique pastorale » — ou de chanson imbibée de sonorités ambient — aboutissant à l’album Arcadia, paru en 2014, et revisitée sur Drawing the Target Around the Arrow (2017), édité celui-là sous le nom CEP. « J’ai le sentiment d’avoir grandi là-bas, c’est pourquoi Montréal occupera toujours une place dans mon coeur. »

Éloge de la sensualité

Desire, I Want to Turn Into You a cela de fascinant qu’aucune de ses douze chansons ne ressemble à l’autre, mais il est d’une remarquable cohérence, l’artiste possédant ce pouvoir de suggérer des histoires épiques avec ses mélodies complexes et sa voix forte et chaleureuse. Pourtant, c’est moins une trame narrative qu’un ton qui nous guide sur l’album.

« Chaque chanson est née d’une sorte d’énergie, et chaque chanson sur l’album doit être en accord avec celle qui la précède, c’est ainsi que j’ai imaginé le cours de l’album, explique-t-elle. Mais il y a aussi un fil conducteur qui lie les chansons ensemble : la relation qu’on entretient avec notre ego. Ce disque est, en quelque sorte, un périple nous éloignant de notre ego, et en direction de ce que je nomme comme la sensualité, ce que je définis comme nos sensations, notre perception du monde qui nous entoure. Cette sensualité qui nous rappelle tout ce qu’on ne contrôle pas dans nos vies, par opposition aux désirs de notre ego. »

On la suit sans résister dans cette exploration du ton et des sensations, de cette première moitié de l’album sucrée et rythmée, avec la ballade Crude Drawing of an Angel venant nous ramener sur terre. Rendu au rythme garage house de I Believe, puis au groove drum bass de Fly to You (collaboration avec Grimes et Dido), Polachek nous fait visiter l’underground de Londres, puis conclut avec un chapelet de chansons aigres-douces, dont la fragile et minimaliste ballade Hopedrunk Everasking, qui contraste avec le reste de cet album si exubérant.

Au creux du tunnel

En racontant la naissance de cette chanson, Caroline Polachek lève un peu le voile sur son processus créatif : « Je commence toujours avec la mélodie, malheureusement, puisque je peux mettre des années avant de terminer un texte, c’en est parfois un cauchemar, explique-t-elle. Car, en commençant à chanter une mélodie au début du processus, j’y détecte un ton, une intention à laquelle je tiens à rester fidèle. Pour Hopedrunk Everasking, j’ai dû écrire quatre textes différents avant de trouver le bon ton. »

« Et en fait, enchaîne-t-elle, il m’a fallu une sorte de révélation pour écrire la version finale du texte, que j’ai eue en m’attardant à la pochette de l’album — d’ailleurs, n’est-ce pas curieux d’avoir la pochette d’un album avant de l’avoir terminé ? Enfin, je me disais : la musique de cette chanson ne ressemble pas du tout à l’image de la pochette. Ça m’a forcée à me demander : qu’est-ce que c’est que cette voiture de métro, où mène le tunnel ? J’ai recommencé le texte sans savoir si ça racontait comment je me sens lorsque je suis profondément amoureuse ou si je parlais de la mort, puisque j’ai vécu quelques deuils ces derniers temps », dont celui de son père, décédé au début de la pandémie, à qui elle adresse quelques strophes en début d’album, sur Welcome to my Island.

Caroline fait un lien entre la mort et l’amour lorsque ces deux idées « nous donnent envie de battre en retraite, de nous détacher du reste du monde. De nous enfoncer dans un tunnel, un peu comme dans la chanson de Chet Baker Let’s Get Lost. Le besoin de nous faire oublier, et d’oublier un moment nos responsabilités. C’est ce que j’ai compris en regardant la pochette : cette zone de retraite intérieure, très profonde. J’ai fini par trouver : c’est ce que racontera la chanson. »

Desire, I Want to Turn Into You

Caroline Polachek, Perpetual Novice/The Orchard

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