L’Australie, l'île aux trésors des mélomanes

Depuis plusieurs années, la branche australienne d’Universal se distingue en publiant des enregistrements rares et oubliés des catalogues Deutsche Grammophon, Philips, Decca et Westminster. Ces derniers mois nous ont apporté des trésors dont la pertinence n’avait pas forcément sauté aux yeux des quartiers généraux de la multinationale.
Dans les années 1990, Eloquence était le nom d’une collection internationale de rééditions à prix moyen d’Universal. À partir de 1999, la filiale australienne s’est mise à publier sous cet intitulé des rééditions plus pointues, flattant à la fois une quête élargie de répertoires abordables et l’intérêt des collectionneurs.
Au fil du temps, l’industrie phonographique a abandonné la publication de rééditions individuelles à prix moyen, inondant le marché de coffrets divers. Universal Australie, seule, a continué à maintenir en vie une collection, Eloquence, devenue ensuite étiquette à part entière, contrôlant désormais son contenu et son graphisme, un fond beige désormais repéré par tous les discophiles…
Une source pour la planète
C’est sur Eloquence que l’on trouvait les enregistrements Decca d’Albert Wolff ou de Roger Désormière, les raretés de Zubin Mehta, de Josef Krips ou de Karl Munchinger. Petit à petit, l’Australie s’est adressée à ce marché de niche à une échelle planétaire, épousant l’évolution des modes de consommation.
La disparition des magasins de disques dans différents pays, en corrélation avec la chute des ventes de supports physiques, a en effet habitué nombre de mélomanes à commander leurs CD en ligne, parfois à l’étranger. Les grandes enseignes internationales se sont donc mises à référencer les produits Eloquence. De plus, Universal Australie bénéficie de l’efficacité et de la fiabilité du grand disquaire en ligne australien, Buywell.
La tête pensante passionnée derrière ce phénomène est Cyrus Meher-Homji, vice-président Classique Jazz d’Universal Music Australie. Avant d’en arriver là, il fut. de 1993 à 1998, le créateur et éditeur de Soundscapes, l’un des plus remarquables magazines de musique classique jamais conçus et publiés. Après deux décennies de parutions de CD isolés, il a, depuis 3 ou 4 ans, fait évoluer Eloquence vers l’édition de coffrets, calquant en cela les tendances du marché.
Meher-Homji a très bien compris que ce n’est pas que la rareté qui fait bouger le collectionneur, mais aussi la nostalgie. L’un des bijoux parmi ses coffrets 2022 est la collection des symphonies de Haydn enregistrées par Neville Marriner. Non parce que ces gravures manquaient au catalogue (les « symphonies à titres » sont disponibles en coffret depuis 1996), mais parce que les couvertures des microsillons des années 1970, reconnaissables entre mille, étaient confiées à l’illustrateur Bab Siljée. Le superbe coffret Eloquence, avec tous les enregistrements dans leurs pochettes originales, est déjà épuisé en Australie, mais encore disponible chez Presto au Royaume-Uni et JPC en Allemagne.
Paul le magnifique
Mieux qu’une nostalgie qui rappelle les collections de disques de l’enfance, il y a les raretés. L’artiste que l’on attendait depuis longtemps de voir servi ainsi est le chef français Paul Paray (1886-1979). Le cas de figure est le même que pour les gravures longtemps occultées de George Szell et d’Eugène Ormandy, finalement rééditées par Sony. Paul Paray, qui a dirigé le Symphonique de Detroit entre 1953 et 1962, y a effectué de légendaires enregistrements pour Mercury. Mais lorsque ces gravures ont été reportées en CD, Wilma Cozart, veuve du légendaire ingénieur du son Bob Fine, jugeait que seuls les enregistrements stéréophoniques méritaient cet honneur.
Or, musicalement, les admirateurs de ce chef énergique, voire abrasif, attendaient de redécouvrir ses enregistrements monophoniques. Eloquence publie deux coffrets agencés chronologiquement : 1953-1957 et 1958-1962. Le second comprend la fameuse Fantastique, les ouvertures françaises, celles de Suppé, les Ravel… S’y ajoutent les Symphonies nos 1 et 2 de Beethoven, les concertos de Ravel avec Monique Haas (DG) et le très oublié (à juste titre) Naked Carmen, soit Carmen en « electrik rock opera », avec des sons électroniques créés par John Corigliano, un nanar de collection.
C’est le volume 1, 23 CD, qui concentre notre attention. Les enregistrements stéréo commencent au CD 13, avec les suites de Carmen. Le coffret révèle deux documents stéréo : un prélude à l’Acte 1 de Parsifal et une 35e Symphonie de Mozart. Par contre, les 12 premiers CD sont le miel attendu : les enregistrements monophoniques 1953-1955 ; du Wagner, des Symphonies nos 6 et 7 de Beethoven, une première version de la Symphonie en ré et Psyché de Franck, Les préludes de Liszt, etc.
Les rééditions de ces raretés ont été pilotées à Abbey Road, à partir des bandes originales, par Thomas Fine, le fils de Bob et de Wilma. Pour les discophiles, le volume 1 est le pain béni. Pour ceux qui ne connaissent pas Paul Paray, le coffret 2, entièrement stéréophonique, est la leçon de style français qui inspire, aujourd’hui encore, bien des chefs. Signalons toutefois l’inflation sur le nombre de CD, car ils reprennent le programme des microsillons et ont un minutage court.
Chaînon manquant
En importance, il faut ranger tout de suite derrière l’intégrale Kubelik chez Decca. Le coffret de 12 CD qui renferme Les joyeuses commères de Windsor et Le Freischütz, gravés pour Decca à Munich à la fin des années 1970, regroupe 8 CD mythiques de gravures des années 1950 à Vienne qui n’ont pas eu beaucoup de chance. Decca s’est notamment concentré sur Ma patrie, de Smetana, une stéréo de 1958 qui reste une version de référence. Le premier grand mérite de ce coffret est de rassembler tout dans un son enfin optimisé, ce qui n’avait jamais été le cas (symphoniesde Brahms ou 1re Symphoniede Mahler) des rééditions isolées, même au Japon et en Corée.
Sur le plan musical, c’est le chaînon manquant pour qui s’intéresse à la carrière de l’immense chef tchèque : la période du milieu des années 1950 qui suit sa fuite de Tchécoslovaquie et son échec à Chicago. Sa personnalité chaleureuse, qui détonnait à Vienne, est symbolisée par la 2e Symphonie de Brahms. En juin 1953, au Musikverein, Carl Schuricht gravait pour Decca, avec le Philharmonique de Vienne, un monument discographique, rouleau compresseur d’une tension étouffante. Trois ans plus tard, pour le même éditeur, vous entendrez ici une interprétation inverse. Le producteur John Culshaw ne reconnaissait pas l’orchestre et pensait même que c’était mauvais ! Avec Rafael Kubelik, tout chantait. Mu par un élan identique, Vienne sonnait plus compact, humanisé et sans arêtes, non pas rageur, mais blessé : la musique comme reflet de la vie…
Troisième chef : Igor Markevitch, directeur musical de l’OSM de 1957 à 1961. Cyrus Meher-Homji met un ordre définitif dans le legs Universal de Markevitch (qui enregistra aussi pour EMI) en publiant deux coffrets : The Deutsche Grammophon Legacy (21 CD) et The Philips Legacy (26 CD). DG avait surtout préservé La damnation de Faust avec Richard Verreau et des enregistrements de musique française avec l’Orchestre Lamoureux, réservant des raretés (Beethoven et Brahms avec l’Orchestre de la NBC, Wagner et Schubert à Berlin) à un petit album DG Masters de 9 CD paru il y a 20 ans. Ce coffret intégral couvre la période 1953-1962.
Le coffret Philips surprend par l’accumulation de pochettes provenant de rééditions économiques plutôt que des éditions originales. Ce legs stéréophonique (1960-1968) est plus connu, notamment pour l’intégrale des symphonies de Tchaïkovski, une phénoménale Symphonie de Psaumes et les concertos enregistrés à Paris avec Clara Haskil. On redécouvre essentiellement les Beethoven avec les Concerts Lamoureux jadis publiés par Universal France et quelques perles espagnoles.
Il faut enfin mentionner l’hommage rendu au premier grand pianiste chinois, Fou Ts’ong, dont Universal Australie a regroupé tous les enregistrements Westminster (1960-1967). Infiniment respecté de ses pairs, Fou Ts’ong, né à Shanghaï en 1934, s’était distingué lors du Concours Chopin 1955 en remportant le 3e prix et le Prix de la meilleure mazurka. Le pianiste établi à Londres à partir de la fin des années 1950 enregistra des mazurkaset les ballades de Chopin, de Scarlatti, de Händel, de Bach, les Sonates nos 30 et 31 de Beethoven, les D. 960 et 784 de Schubert et des concertos de Schumann, de Chopin (no 2) et de Mozart (nos 9, 12, 25 et 27).
Le parcours douloureux de l’être humain (ses parents, persécutés lors de la révolution culturelle, se sont donné la mort en 1966) et de ce musicien pionnier, au piano chantant, mérite notre respect et il est important de le préserver. Fou Ts’ong est mort de la COVID-19 à Londres le 28 décembre 2020.
Coffrets présentés
Haydn - Symphonies. Neville Marriner. Eloquence 15 CD 484 3214.
Paul Paray - The Mercury
Masters vol. 1 1953-57. Eloquence 23 CD 484 2318.
Paul Paray - The Mercury
Masters vol. 2 1958-62. Eloquence 22 CD 484 3318.
Rafael Kubelik - Complete
Decca Recordings. Eloquence
12 CD 484 1452.
Igor Markevitch - The Deutsche Grammophon Legacy. Eloquence 21 CD 484 1659.
Igor Markevitch - The PhilipsLegacy. Eloquence 26 CD 484 1744.
Fou Ts’ong - Complete Westminster Recordings. Eloquence 10 CD 484 3712.
En concert cette semaine
Joyce DiDonato présente son spectacle Eden à Montréal, salle Wilfrid-Pelletier, dimanche à 16 h, et à Québec, au Palais Montcalm, lundi à 19 h 30.
Charles Richard-Hamelin et Andrew Wan se produisent à la salle Bourgie, mercredi à 19 h 30.
I Musici propose une réduction pour cordes de la 5e Symphonie de Beethoven à la salle Pierre-Mercure, jeudi à 19 h 30.