Les disques classiques essentiels de 2022

Le luthiste et chef d'orchestre Vincent Dumestre
Photo: Outhere Music Le luthiste et chef d'orchestre Vincent Dumestre

L’année 2022 n’a pas été aussi exceptionnelle que le millésime 2021, mais les trésors ne manquent pas. Un compte rendu de Christophe Huss.

1. Iberia, Isaac Albéniz, Nelson Goerner (Alpha)

Douze pièces réparties dans quatre cahiers, si exigeantes pour les pianistes qu’on ne s’y aventure pas par hasard. Jeux d’atmosphère, défis pianistiques ? L’Argentin Nelson Goerner mêle les deux en une alchimie entre présence obsessionnelle du rythme et pure subtilité des climats, dans une ambiance brûlée par le soleil plutôt que moite, le tout servi par une qualité pianistique (lisibilité, clarté, toucher) prodigieuse. Un disque renversant, fort bien illustré par sa pochette.


2. Maïdan, Valentin Silvestrov, Kyiv Chamber Choir, Mykola Hobdych (ECM)

Valentin Silvestrov, 85 ans, réfugié à Berlin, est devenu en 2022 le symbole musical de l’Ukraine. Il avait, lors du soulèvement ukrainien pro-européen de 2014 (la révolution de Maïdan), composé quatre cycles pour choeur rythmés par les lancinantes cloches de la cathédrale Saint-Michel de Kiev. De Maidan IV est tirée la « Prière pour l’Ukraine » (une succession des plages 12 et 13 à couper le souffle) qui fait désormais le tour du monde. Disque hymnique poignant, aux profondes racines orthodoxes.


3. Ballets, Stravinski, Prokofiev et Ravel, Jean-Baptiste Fonlupt (La Dolce Volta)

La découverte de l’année : un pianiste qui oeuvre depuis plus de vingt ans dans l’ombre après avoir fait ses classes à Paris, à Londres, à Berlin et à Moscou. Jean-Baptiste Fonlupt vient de trouver un éditeur, un accordeur, un preneur de son et un directeur artistique, et le résultat est foudroyant, alors que le piano se fait orchestre dans La valse de Ravel, Petrouchka de Stravinski et Roméo et Juliette de Prokofiev. L’imagination de Fonlupt semble illimitée et ses doigts traduisent tout.


4. Dissonance, Mélodies de Sergeï Rachmaninov, Asmik Grigorian, Lukas Geniušas (Alpha)

Premier récital de la nouvelle soprano vedette des scènes internationales, la Lituanienne Asmik Grigorian, 41 ans. Dissonance, romance de Rachmaninov, ouvre le CD et illustre les conflits jalonnant ces mélodies comme un écho à la dissonance actuelle du monde. Ainsi, dans Rêve : « Et j’avais une patrie ; Elle était parfaite ! Un pin se balançait au-dessus de moi… Mais ce n’était qu’un rêve ! » La voix est extraordinaire, et le pianiste est l’un des très grands de sa génération.


5. Mandolin on Stage, Vivaldi, Paisiello, Lecce, Hummel, Raffaele La Ragione, Il Pomo d’Oro, Francesco Corti (Arcana)

Le bonheur inattendu de l’année, notre rayon de soleil qui ne change pas la face de l’histoire de la musique, mais procure une intense et joyeuse stimulation sensorielle. Raffaele La Ragione a habilement sélectionné trois mandolines anciennes pour interpréter des concertos du XVIIIe siècle, de Vivaldi à Hummel. Les univers esthétiques variés sont croqués par une prise de son idéalement équilibrée et un accompagnement acéré dans un disque parfaitement mis en forme.


6. Poèmes & valses, Reynaldo Hahn, Pavel Kolesnikov (Hyperion)

Le pianiste Pavel Kolesnikov devient un habitué de nos palmarès. Comme pour son disque de mazurkas de Chopin, il a ici parcouru un recueil, celui des 53 poèmes pour pianoLe rossignol éperdu de Reynaldo Hahn (1874-1947), dont il a sélectionné 25 pièces agencées selon un parcours poétique et émotionnel dicté par Proust (sa soustraction au monde), la musique de Hahn et sa propre claustration sanitaire. On fait le plein de nostalgie et de mondes sonores.


7. Zoroastre, Jean-Philippe Rameau, Les Ambassadeurs, Alexis Kossenko (Alpha)

Nous découvrons en première mondiale la version princeps (1749) de cet opéra qui choqua tant que Rameau le remania profondément en 1756, mettant en veilleuse sa dimension moralisatrice. À travers la sagesse de ce Zarathoustra qui s’oppose au méchant Abramane, Rameau déchaîne les oppositions entre le bien et le mal, auxquelles il superpose un conflit sentimental. Distribution (Devos, Gens, Christoyannis, Van Mechelen) parfaite pour une découverte passionnante.


8. Variations Diabelli, Ludwig van Beethoven, Mitsuko Uchida (Decca)

Que dire de neuf dans une partition déjà si bien servie (Pollini, Brendel, Cabasso, Staier, Kovacevich, Arrau, Backhaus) au disque ? Or, Mitsuko Uchida parvient à nous surprendre par une interprétation d’une logique absolue qui s’échappe dans des univers étonnants (8e et 20e variations), d’une étrangeté parfois fantomatique et d’une subtilité qui défie les attentes. La pianiste rapproche ainsi les Variations Diabelli des ultimes Quatuors à cordes en une révélation ardue, essentielle, profondément géniale.


9. Le bourgeois gentilhomme, Jean-Baptiste Lully, Le Poème harmonique, Vincent Dumestre (château de Versailles)

Le beau cadeau pour le 400e anniversaire de la naissance de Molière ! Le bourgeois gentilhomme (1670) est une comédie-ballet, fruit du génie conjoint de Lully et de Molière. Bien plus que des intermèdes entre les scènes, il y a dans Le bourgeois gentilhomme 75 minutes de musiques de diverses fonctionnalités toutes rassemblées ici, dont un grand et extraordinaire Ballet des nations qui clôt l’acte V. Vincent Dumestre fait assaut de faste, d’imagination et de couleurs dans un disque parfait.


10. Clavier bien tempéré, Livre I, Jean-Sébastien Bach, Benjamin Alard (HM)

Le propre d’un grand interprète est de nous bousculer dans nos certitudes. Benjamin Alard considère que le Clavier bien tempéré consigne dans un ordre « alphabétique » des oeuvres non destinées à être jouées à la file en concert. Sur un clavecin de 1740, il réarrange donc une succession par « attirances tonales ». On se laisse d’autant mieux subjuguer par la proposition du 6e album de son intégrale Bach que l’énergie de l’artiste et ses lumineuses inventions sont toujours aussi contagieuses.


11. Bijoux perdus, Airs rares d’opéras français, Jodie Devos, Pierre Bleuse (Alpha)

Allait-on remettre le couvert pour Andrè Schuen (Schwanengesang) après avoir sacré sa Belle meunière en 2021 ? Parmi les récitals vocaux, nous avons préféré des répertoires plus rares : mélodies de Rachmaninov et cette collection d’airs oubliés de l’opéra-comique français sélectionnés par le Palazzetto Bru Zane. Ambroise Thomas, François Auber, Fromental Halévy ont écrit pour Marie Cabel (1827-1885), soprano vedette d’alors. Le titre du CD est mérité et la voix de Jodie Devos, idéale.


12. Sonates et rondos, Carl Philipp Emanuel Bach, Marc-André Hamelin (Hyperion)

La plus grande virtuosité dans la dentelle la plus fine. Ces deux disques Carl Philipp Emanuel Bach sont un prolongement logique du travail d’Hamelin sur Haydn. CPE Bach est le pionnier qui a ouvert la voie à la musique de la période classique, Haydn et Mozart. Le choix habile et très varié de Marc-André Hamelin puisant dans toute la vie du compositeur montre la grande modernité de CPE Bach et souligne son rôle de passerelle entre la période baroque et celle classique, voire romantique (Beethoven).


13. Concertos pour piano nos 1 et 2, Camille Saint-Saëns, Alexandre Kantorow (piano), Jean-Jacques Kantorow (dir.) (BIS)

Les grands disques d’orchestre se font rares. Alors, saluons la conclusion de cette intégrale des concertos pour pianode Saint-Saëns, concertos désormais servis par deux intégrales suprêmes, Lortie-Gardner (Chandos) et Kantorow père et fils (BIS). Alexandre Kantorow éblouit par un jeu subtil, fin, détaillé, spirituel et un couplage original totalisant 85 minutes : Wedding-Cake, Allegro Appassionato, Rhapsodie d’Auvergne et Africa.


14. Versi d’Amore, Madrigaux de Giaches de Wert, Voces Suaves (Arcana)

Quel CD de musique ancienne pour marquer 2022 ? Le « Tant vous aime », des chansons de Josquin Desprez par Doulce Mémoire chez Ricercar, tenait la corde jusqu’à l’arrivée de cet enchantement suprême : des madrigaux tardifs et canzonette de Giaches de Wert (1535-1596) sur des textes de Pétrarque. Le Flamand est un maître de la polyphonie, et la clarté jubilatoire des voix dans un équilibre parfait avec des instruments fabuleusement captés nous vaut un disque d’anthologie.


15. Mélodies, Jules Massenet, Dix-sept chanteurs québécois, Olivier Godin (piano) (Atma)

Il est indéniable que le plus grand projet éditorial lyrique de l’histoire phonographique canadienne a forcément marqué l’année 2022. Un coffret de 13 CD de 333 mélodies de Jules Massenet (1842-1912), dont 13 mélodies inédites et 31 jamais enregistrées, un coffret né de la pandémie puisque toutes nos vedettes — Marie-Nicole Lemieux, Julie Boulianne, Frédéric Antoun ou Michèle Losier — se trouvaient au Québec pour contribuer, avec une douzaine d’autres chanteurs d’ici, à cette entreprise colossale.

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