Le «coup de bol» Massenet pour l’histoire

Le baryton Marc Boucher (à droite) en compagnie du nouveau propriétaire d’ATMA, Guillaume Lombart, qui a dit : « Moi, je vais payer tout le monde. Tout le monde a le même cachet à la mélodie. Moi, c’est la première fois que je me fais payer pour enregistrer ! », lance le chanteur.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le baryton Marc Boucher (à droite) en compagnie du nouveau propriétaire d’ATMA, Guillaume Lombart, qui a dit : « Moi, je vais payer tout le monde. Tout le monde a le même cachet à la mélodie. Moi, c’est la première fois que je me fais payer pour enregistrer ! », lance le chanteur.

L’intégrale des Mélodies du compositeur français Jules Massenet parue vendredi chez Atma et lancée officiellement mardi à la Chapelle historique du Bon-Pasteur a bénéficié d’un coup d’accélérateur et a pris un relief particulier grâce à la pandémie.

« Ça va être un choc pour les Français ! » résume le baryton Marc Boucher, cheville ouvrière et directeur artistique de ce projet à 100 % québécois qui va marquer l’histoire de la mélodie française. Un choc, tout d’abord « parce qu’ils ne l’ont pas fait », ensuite « parce que cela a demandé cinq ans, et, n’eût été la pandémie, certainement dix ».

Quand on lui demande de caractériser l’ampleur du défi matérialisé aujourd’hui en un coffret, Marc Boucher est très clair : « C’est le plus grand projet d’enregistrement en mélodie française jamais réalisé au monde et dans l’histoire de l’enregistrement. Par le fait même, c’est le plus grand projet lyrique jamais enregistré au Canada : plus de quinze heures d’enregistrement, l’équivalent d’une tétralogie de Wagner. »

Le Schubert français

On connaissait les 600 lieder de Schubert. Grâce à cette folle aventure, on connaîtra désormais les 333 mélodies de Massenet, le plus prolixe créateur en la matière, le « Schubert de la mélodie française » en quelque sorte. Mais le chiffre de 333 n’est pas gravé dans le marbre. « À la publication du coffret, je mets ma main au feu que d’autres mélodies vont refaire surface », nous dit Marc Boucher. Quand il a commencé ses recherches sur le sujet, en 2017, le catalogue général des oeuvres de Massenet élaboré par Hervé Oléon et Mary Dibbern, qui venait de sortir, recensait officiellement 280 mélodies.

Assisté du musicologue Jacques Hétu, un homonyme du compositeur, Marc Boucher a passé cinq années à chercher des partitions semaine après semaine. « Nous avons trouvé des inédits dans des bibliothèques américaines, dont la Beinecke, à Yale, qui possède un fonds Massenet. Le chef Richard Bonynge nous a aussi envoyé des mélodies, dont l’une, qu’il a achetée sur les quais à Paris il y a 40 ou 50 ans, était inconnue de tous. Nous avons fait de l’archéologie musicale jusqu’à deux semaines avant la dernière séance d’enregistrement au printemps dernier. Mais nous savons qu’il y a d’autres mélodies dans des collections privées ou prises dans des dédales de successions chez Sotheby’s ou d’autres maisons d’encans. »

Projet pandémique

Exploit particulier, l’enregistrement n’a mis que 18 mois, à partir de septembre 2020. « C’est le projet de la pandémie, un coup de bol », statue le directeur artistique. « N’eût été la pandémie, avec les voix réunies là — Karina Gauvin, Marie-Nicole Lemieux, Julie Boulianne, Frédéric Antoun, etc. —, cela aurait pris dix ans. »

Pour Marc Boucher, sur le plan artistique, la pandémie a donc été « une bouée de sauvetage ». « En 2020, tout le monde rentre à Montréal, tout le monde est déprimé, personne n’a d’argent. Et, là, nous avons 80 jours d’enregistrement à Saint-Benoît à Mirabel : tout le monde chante et tout le monde est heureux de chanter ! »

Nous avons trouvé des inédits dans des bibliothèques américaines, dont la Beinecke, à Yale, qui possède un fonds Massenet. Le chef Richard Bonynge nous a aussi envoyé des mélodies, dont l’une, qu’il a achetée sur les quais à Paris il y a 40 ou 50 ans, était inconnue de tous. Nous avons fait de l’archéologie musicale jusqu’à deux semaines avant la dernière séance d’enregistrement au printemps dernier.

 

Marc Boucher, qui a mis un peu plus d’un an, en 2017, à convaincre son complice pianiste Olivier Godin d’accompagner à lui seul toutes les mélodies, assure la direction artistique de toutes les sessions. Il est le gardien de la diction, de la prononciation et du style. « Chez Massenet, tout est assez clair : les coulées, les portandos, les glissandos, tout est là… » nous dit le baryton, déjà impliqué dans les projets Fauré et Poulenc d’ATMA. Vocalement, ces indications se traduisent musicalement en une manière qui ne pose guère de problème aux plus expérimentés tels Marie-Nicole Lemieux, Jean-François Lapointe ou Karina Gauvin et se transmet aux plus jeunes impliqués dans le projet : Florence Bourget, Sophie Naubert, Anna-Sophie Neher, Emmanuel Hasler, Magali Simard-Galdès. « C’est jouissif d’avoir travaillé ça », résume Marc Boucher.

Moyens inaccoutumés

À la base de l’aventure, en 2017, le baryton avait convaincu le mécène Jacques Marchand d’acquérir un instrument. « Cela nous prenait d’abord un piano de l’époque de Massenet accordé au diapason des arrêtés ministériels de 1859 à Paris, c’est-à-dire la = 435, et un piano à cordes parallèles et non croisées. Jacques Marchand a acheté pour le Festival Classica un Érard de 1854 à Paris. C’est vraiment le point de départ de l’aventure. » Ensuite, Marc Boucher a convaincu Johanne Goyette, alors propriétaire d’ATMA, et a entamé trois ans de recherche avant de sélectionner les chanteurs. « C’est là que, par exemple, nous avons réalisé que Massenet avait écrit de 30 à 40 mélodies pour Lucie Arbell, sa dernière muse, une contralto. » C’est ainsi qu’il a fallu négocier avec Warner pour libérer Marie-Nicole Lemieux de son contrat d’exclusivité.

L’intégrale Massenet a été un substantiel investissement : « Le Festival Classica a mis 100 000 $, trois mécènes (Jacques Marchand, Marie-ChristineTremblay et Marie-Paule Laurans) 200 000 $. » Cerise sur le gâteau : « Là est arrivé Guillaume Lombart, nouveau propriétaire d’ATMA, qui a dit : “Moi, je vais payer tout lemonde”. Tout le monde a le même cachet à la mélodie. Moi, c’est la première fois que je me fais payer pour enregistrer ! Donc Guillaume met au moins 50 000 $. En résumé, c’est un projet à au moins 350 000 $, ce qui est énorme dans le paysage discographique ici au Québec. »

Cette émouvante somme pour l’histoire, où les chanteurs, très bien choisis, viennent habilement se succéder pour soutenir un intérêt constant, est aussi le dernier projet de Johanne Goyette, qui en a assuré la réalisation, l’enregistrement, le montage et le mixage. On ne pouvait rêver sortie de scène plus glorieuse.

Jules Massenet

Intégrale des mélodies pour voix et piano. Karina Gauvin, Sophie Naubert, Anna-Sophie Neher, Magali Simard-Galdès, Julie Boulianne, Florence Bourget, Marie-Nicole Lemieux, Michèle Losier, Frédéric Antoun, Antoine Bélanger, Antonio Figueroa, Emmanuel Hasler, Joé Lampron-Dandonneau, Éric Laporte, Marc Boucher, Jean-François Lapointe, Hugo Laporte. Jean Marchand et Marie-Ève Pelletier (récitants). Avec Antoine Bareil (violon), Stéphane Tétreault (violoncelle), David Jacques (guitare) et Valérie Milot (harpe). Olivier Godin (piano Érard 1854). ATMA 13 CD ACD 2 2411.

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