Quand l’opéra part à la casse

La production de «Turandot» d’André Barbe et Renaud Doucet est menacée d’être détruite dans quelques jours.
Photo: Barbe et Doucet La production de «Turandot» d’André Barbe et Renaud Doucet est menacée d’être détruite dans quelques jours.

Qualifiée de « miraculeuse » par Opera News, la production de Turandot de Puccini des Québécois Barbe et Doucet partira peut-être en fumée dans quelques jours. Le metteur en scène Renaud Doucet a appris les funestes desseins du producteur principal, le Minnesota Opera, au début du mois d’octobre. Cet exemple illustre un problème plus vaste qui pourrait être résolu de manière pourtant assez simple.

« Nous avons appris dans la première semaine d’octobre que la Turandot que nous avons aux États-Unis, qui a eu un énorme succès, serait détruite fin octobre. »

La raison ? « Avec le mouvement woke, des opéras de type Turandot, Butterfly, Otello, les opérettes Mikado ou Le pays du sourire, tout ce qui a le moindre risque de se faire attaquer, car considéré comme raciste ou sexiste par certains, est mis au ban. »

Lorsque nous avons contacté Renaud Doucet, qui se trouve à Toulouse pour monter La bohème, nous n’avions aucune idée de l’existence du « cas Turandot ». Le rendez-vous était pris depuis plus d’un mois pour parler de la destruction intempestive de l’une des créations préférées du tandem qu’il forme avec son conjoint et complice, le décorateur et costumier André Barbe : Les contes d’Hoffmann d’Offenbach créé en 2015 à Bonn, en Allemagne.

Nous avions vu au cours de l’été que la destruction des décors et costumes de ces Contes, qui ont fait les riches heures de la Volksoper de Vienne à partir de 2016, avait grandement affecté les créateurs. « Hoffmann, je n’en ai jamais fait mon deuil », avoue Renaud Doucet.

Et le voilà, de l’autre côté de l’Atlantique, engagé dans une autre course contre la montre.

Normalités et anormalités

 

Le cycle de la création et de la destruction fait partie de la vie normale du théâtre et de l’opéra. « Évidemment, une production qui n’est pas jouée pendant un certain nombre d’années et qui ne trouve pas preneur doit être détruite ou dispersée. Il est important que de nouvelles productions se fassent ; on ne peut pas recycler à l’infini », dit Renaud Doucet, par ailleurs prêt à signer des cessions de droits pour des dons à des écoles et universités.

En matière de cycle de vie logique d’une production, Renaud Doucet cite en exemple Thaïs de Massenet de l’Opéra de Montréal (2003), coproduit avec l’Opéra de Saint-Louis. « Après 2003, Thaïs a tourné dans neuf ou dix autres compagnies. Quand l’Opéra de Montréal nous a dit : “Nous n’allons pas reprogrammer Thaïs, que voulez-vous qu’on en fasse ?”, je leur ai répondu : “Ce Thaïs, nous en sommes très satisfaits, mais il ne correspond plus au niveau artistique que ce que nous ferions aujourd’hui. Vous êtes rentrés dans votre argent par la location, vous pouvez le détruire.” Certes, après destruction, une compagnie aux États-Unis me l’a demandé, mais au bout d’un certain temps, cela n’a plus de sens de tout garder. »

Turandot, présenté à Vancouver avant la COVID, entreposé chez le producteur en chef Minnesota Opera, appartient à cinq compagnies. Cincinnati, coproducteur de Turandot, nous a dit : « Ça a été l’un des plus grands succès de la compagnie. Mais on ne peut pas le refaire parce que les temps ont changé. » Renaud Doucet se questionne sur le plan stratégique, sachant la réputation de l’opéra qui renferme le fameux « Nessun dorma »  : « Je suis étonné de la réponse américaine, car même s’il y a le mouvement woke, dans cinq ans, cela risque de se calmer et c’est tout de même un peu fou de coller une allumette dedans. » Il note par ailleurs que ce sera le centenaire Puccini en 2024 et le centenaire de la création de Turandot en 2026.

Le metteur en scène cherche donc à faire venir Turandot en Europe. « Lucques, la ville de Puccini, veut reprendre la production en reconstruisant une scène pour cela, puisque le théâtre est trop petit. Ils n’en reviennent pas que ce soit détruit parce qu’ils savent ce que ça coûte. »

Renaud Doucet a d’autres pistes : « Une fois sur le sol européen, c’est une production qui serait vue dans peut-être dix théâtres. Deux sont intéressés, mais entre être intéressé et faire un chèque avant fin octobre, il y a une marge, et si Minnesota joint le geste à la parole, début novembre, tout part en fumée. »

Une bourse de productions

 

Le temps imparti est donc le problème de fond. « Ne dites pas aux créateurs “dans trois semaines, on brûle tout !” » s’exclame Renaud Doucet, qui comprend que les compagnies doivent faire de l’espace dans leurs entrepôts.

« Si on disait : “Dans un an, on pense se débarrasser de telle production parce qu’on a besoin d’espace”, cela changerait tout », croit Renaud Doucet, qui pousse le raisonnement plus loin.

« Pour sauver les productions, il faudrait créer une “bourse de productions”, au sein d’Opera America ou Opera Europa, qui rassemblerait l’information suivante : “Dans un an, nous aimerions nous débarrasser de telle production. Est-ce que quelqu’un est intéressé ?” Les gens pourraient alors se parler au sein d’un marché où ils se rencontreraient une fois par an. Tout le monde pourrait regarder des vidéos, trouver des théâtres, des tailles de scènes similaires. Le mot “recyclage” est partout : c’est exactement l’esprit ! Au moment où on parle de faire attention au gaspillage d’énergies, qu’on jette une production d’un million de dollars me reste un peu en travers de la gorge. »

Le cadre temporel d’un an est important aux yeux de Renaud Doucet. Ce n’est pas trois semaines, ce n’est pas davantage trois mois. Par exemple, Les contes d’Hoffmann aurait-il pu se retrouver chez Jean-François Lapointe au Festival d’opéra de Québec ? « C’est un bon exemple. C’était importable et faisable, mais trois mois, ce n’est pas assez pour se retourner. Il faut un an, car il faut rentrer dans un exercice financier. Quand les compagnies font leur budget, elles ont leur budget de l’année, mais n’ont pas un budget achat car tout le monde est au cent près. Une compagnie, par contre, peut dire, avec des écritures comptables, je peux faire passer cet achat sur la saison d’après, même si c’est pour dans deux ou trois ans. »

À ce titre, des productions peuvent faire le voyage transatlantique et parfois rapporter de l’argent : « En général, une production se revend pour le prix d’une location. Mais il m’est arrivé de revendre des productions pour un euro symbolique. » Dans ce cas, l’acheteur paie le chargement des décors, le transport, l’assurance, la douane, et « débarrasse » en bonne et due forme un théâtre encombré.

« Pour Les contes d’Hoffmann, cela aurait pu être cela le deal. En tant que directeur de compagnie, j’aurais même payé pour avoir ça, même 40 000 ou 50 000 $. Car si c’est une production en laquelle je crois, je juge qu’il y a une possibilité de la relouer. Je peux donc investir puis faire de l’argent avec. »

C’est ainsi que Barbe et Doucet ont fait gagner de l’argent à l’Opéra de Montréal avec Cendrillon de Massenet, acheté à Strasbourg « au dixième du coût de production » puis loué à New York et à Marseille, avant d’être revendu à Cincinnati, où les décors, costumes et accessoires dorment, car après achat, le conseil d’administration a jugé l’opéra pas assez vendeur et ne l’a jamais programmé.

Reste à espérer que ce miraculeux spectacle ne soit pas détruit en catimini. Car ça aussi, ça arrive. « Nous avons deux Contes d’Hoffmann détruits. Avant Bonn, nous avions un Hoffmann américain, montré dans quatre ou cinq compagnies et dont Saint Louis était le producteur. Quand Opera Australia voulait le montrer, nous avons appris qu’il avait été brûlé sans qu’on nous le dise. »

Barbe et Doucet se sont fait détruire ainsi par l’Opéra de Cologne trois opéras d’un coup : Arabella de Strauss, La grande-duchesse de Gérolstein d’Offenbach et Le mariage secret de Cimarosa. « Le Cimarosa, le Capitole de Toulouse l’avait vu à Innsbruck et voulait le montrer pendant la pandémie, car il n’y a que six solistes. J’ai dit : “Appelez Cologne, ils ont tout.” Ils m’ont rappelé en disant : “Il n’y a plus rien.” »

C’est là que Renaud Doucet a appris pour les deux autres, dont « Arabella, une production sublimissime avec des costumes peints par André ». Selon le metteur en scène, une bisbille avec la directrice des lieux sur une question de droits télévisés pour La grande-duchesse de Gérolstein en 2019 aurait valu au tandem l’autodafé de l’ensemble de leurs créations.

Renaud Doucet s’interroge désormais sur le sort de sa naïade préférée. « Notre Rusalka, qui a joué je ne sais combien de temps à Vienne, existe-t-elle encore ? Je ne sais même pas. » Triste suspense.

En concert cette semaine

Le très créatif ensemble vocal Les Rugissants présente «Nu.e.s» à la Maison de la culture Janine-Sutto samedi à 19 h 30, et à la Maison de la culture Marie-Uguay jeudi à 19 h 30.

Jean-Marie Zeitouni dirige «Carmina Burana» avec l’OSQ au Grand Théâtre de Québec mercredi et jeudi à 20 h.

Vox Luminis, les biens nommés, chantent Monteverdi à la salle Bourgie, jeudi à 19 h 30.

Arion et Mathieu Lussier ressuscitent la musique de Henri Joseph Rigel à la salle Bourgie vendredi, samedi et dimanche.



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