Daniel Bélanger: marcher tout le tour de soi
En compagnie de Daniel Bélanger, la longue promenade librement consentie de Mercure en mai, premier album chez Secret City depuis le départ d’Audiogram. Ou comment aller ailleurs pour mieux se retrouver.
« Partager une éternité temporaire », souhaite Daniel Bélanger dans Soleil levant. L’homme qui déambule au hasard des trottoirs de son quartier, au coeur de la ville, se parle, nous parle, s’adresse au soleil qui se lève, droit devant comme un interlocuteur incontournable : « Et toi, et toi, soleil levant / Donne-moi, donne-moi / Tout ce qu’il faut / Tout ce qu’il faut / Tout ce qu’il faut et repartir / L’échine droite et les épaules / Bien détendues / Tout fin prêt à parcourir l’inattendu ».
Des petits bruits s’immiscent, on dirait mille échantillons de chansons qui font intrusion l’espace d’une « éternité temporaire » et puis s’en vont. Il y en a à travers l’album, tout le long du chemin, bouffées de sons, puzzle d’airs dans le vent. « C’est ma culture qui fait irruption », commente-t-il en riant. « Ma culture de la pub, ma culture de thèmes d’émissions de télévision qui m’ont marqué, ma culture de mots entendus dans des conversations, ma culture de musiques de toutes sortes : c’est les millions de sons qui se mêlent et s’entrechoquent dans ma mémoire. »
Le bagage sonore d’une vie

En marchant, comme si le « vent des idées », titre d’ouverture de Mercure en mai, ouvrait des portes et des fenêtres au petit bonheur, il charrie le bagage sonore d’une vie. Soixante ans plus ou moins en vrac à l’intérieur de Daniel Bélanger. Et un peu plus. Comme il est né en décembre 1961, il y a presque soixante et un ans de bruits mélangés. Du temps passé, l’usufruit désordonné. Plus loin dans l’album, il y a une chanson intitulée J’entends tout ce qui joue (dans ta tête). En plus, il est connecté, le gaillard. À quelqu’un d’autre, à une multitude d’autres. « Dans ma tête résonne l’écho de toi », chante-t-il avec un autre lui-même, lequel répète les mots avec un petit délai. Les craques dans l’asphalte sont des canyons, parfois le marcheur s’enfarge et s’engouffre, et le bruit s’amplifie à l’infini, tellement profondément qu’au fond, il n’y a plus que le silence et un petit nuage de fumée, comme dans les chutes de Wile E. Coyote.
« Rien ne s’installe », continue Bélanger. « La chanson marche tranquillement, et puis ça zappe comme sur Instagram ou TikTok, une fraction de seconde d’un p’tit gars en bicycle qui se casse la gueule, une fraction de seconde où c’est un lion qui bondit, etc. » La culture du n’importe quoi qui éblouit la rétine et assaille les tympans, quoi ? « C’est une interprétation », acquiesce l’insaisissable Daniel en s’esclaffant derechef. « L’intention, c’était un peu ça : faire un album comme on vit une journée, en tranches de quelques minutes, avec des moments de surcharge d’input où le très grand calme peut être dérangé à tout moment. »
Album concept ou pas ?
Album concept, donc, pour reprendre la bonne vieille expression inventée pour Sgt. Pepper’s ? « C’est pas moi qui le dit », se rebiffe l’intéressé. N’empêche qu’il y a Au vent des idées, puis Soleil levant, puis Dormir dans l’auto : « Le jour s’éveille sur ma voiture / Et sur toutes mes courbatures […] Ouvrir l’oeil, bouger l’orteil / Une prière au soleil / Ainsi la fin de la dormance / Et le début de l’espérance ». Tout peut arriver ensuite : dans Joie, une sorte de jaillissement de lumière. « C’est du diamant liquide / qui mouille les pupilles », rien de moins. « Ça se tient, tout ça, on dirait », badine Bélanger, presque surpris de constater la logique de sa démarche. « J’ai tellement le nez collé dessus, tout m’étonne. Je découvre l’album à mesure qu’on m’en parle. »
« Je me souviens des intentions de départ, continue-t-il. Par exemple, dans J’entends tout ce qui joue (dans ta tête), mon intention, c’était d’avoir un refrain interminable, mais juste à la fin. Tout faire ce que j’ai à faire, sans refrain dans les jambes, et puis laisser le refrain ramasser la toune. » L’intention est formelle d’abord, comprend-on, et ne concerne pas le propos : « Oui. C’est très terre à terre. C’est ma première perception, mon premier projet. Où j’aboutis à partir de là, c’est ouvert à toutes les interprétations. Je sais ce que j’ai voulu faire, mais pas tellement ce que je suis parvenu à dire… » À chacun de se faire une idée. Oui, il y a l’aube d’abord, le réveil, le soleil et tout ce qui s’ensuit, mais le jeu du concept est le résultat de la collision avec la culture de chaque auditeur.
En accord avec soi et les autres
Il n’en demeure pas moins que ça mène à cette ligne dans la huitième des dix pièces, Avec des fleurs : « Quand les contours de mon âge seront tout tracés […] Je prendrai le temps / Jamais qu’avec des fleurs ». Après Hiatus, sorte d’intermède instrumental, on arrive à ce qui ressemble à s’y méprendre à une conclusion : Il faut s’accorder. « Il faut s’accorder en genre et en nombre / Même dégenré, même dénombré / Il faut s’accorder ». Comme disaient les aïeuls aux enfants turbulents… accordez-vous, c’est donc beau l’accordéon !
L’intention, c’était un peu ça : faire un album comme on vit une journée, en tranches de quelques minutes, avec des moments de surcharge d’input où le très grand calme peut être dérangé à tout moment.
« Oui, c’est quand même voulu, lâche Daniel Bélanger. Il y a ce que l’on contrôle et il y a tout ce qu’on ne contrôle pas. Cette volonté de tracer mes contours, qui se manifeste en mots dans les chansons et aussi dans le dessin au verso de l’album [plus qu’impressionnant dans le format 33 tours], je l’accomplis dans ces traits qui se rejoignent. Ça me plaît, ça me rassure dans ma propre cohérence. Pour le reste, c’est plus flou. » Rigolade au bout du fil.
Ce qu’il sait pertinemment, c’est qu’il a finalement accepté de faire du pur Daniel Bélanger, comme au début. Bouton pesé sur pause sur les exercices de style, rockabilly ici, chants russes là, comédies musicales et néowestern morriconien : la sortie de chez Audiogram (dans la foulée de la retraite du grand frère Michel) et l’entrée chez Secret City Records ont ainsi sonné le retour du mélodiste fabuleux du temps de… Rêver mieux. Oui, ce niveau-là. « J’ai longtemps réagi à Rêver mieux, j’ai pas mal tout fait pour ne pas être caractérisé Rêver mieux. Avec L’échec du matériel, avec Chic de ville et d’autres aventures, mais là, j’ai eu le goût de faire de la chanson… librement. Aussi librement que j’ai fait Poids lourd [son tout récent recueil de poésie, paru aux Herbes rouges]. Faire de la musique à ma façon, quitte à ce que ça me ressemble un peu… Hum… »
Petites bouffées de satisfaction du Bélanger qui s’assume et se l’avoue en nous l’avouant. Quitte à devoir soutenir la comparaison avec les plus grandes réussites de sa période chanson. Et inclure au besoin des tonnes de sons évoquant le foisonnement des provenances et influences en cours de route. « J’ai décidé de m’accepter, tout simplement. » Ça tombe bien : Mercure en mai est l’album de Daniel Bélanger que nous attendions depuis… Rêver mieux. En mieux rêvé ? « C’est pas moi qui le dirai. »