Vulgaires Machins, entre désillusion et solution

« Quelle vaste hypocrisie nous assène / Abreuvés d’inutile on ira en rang voter dans l’vide », scandaient Vulgaires Machins sur Le mythe de la démocratie (un mythe à « détruire », appelle la chanson), tirée de son cinquième album studio paru en 2010, Requiem pour les sourds. Quelques jours après le dernier scrutin provincial, la formation punk rock engagée reprend du service avec un nouvel album intitulé Disruption, mais disons les choses froidement : non seulement la démocratie tient-elle encore, 12 ans plus tard, mais le monde ne va pas mieux que le groupe l’aurait souhaité. À quoi bon continuer à chanter alors ? Pour lutter contre la désillusion, affirment Marie-Ève Roy et Guillaume Beauregard.
Le couple, dans la vie comme sur scène, assure être allé voter, « mais je t’ai toujours chicané pour que tu y ailles », taquine Marie-Ève en se tournant vers Guillaume. Avec le résultat que l’on connaît, le statu quo, la validation de politiques déjà en place, en dépit de l’urgence des défis qui se présentent à nous, celui de la crise environnementale et celui du vivre-ensemble, pour commencer.
De l’album Disruption, retenons d’abord deux choses, la première étant cosmétique : le rock de Vulgaires Machins est moins corrosif qu’autrefois, et pas seulement parce que le couple a de nouvelles guitares qui, note Marie-Ève, donnent « un son plus clean, sans être aussi propre que celui de The Clash ». La seconde : plutôt que de montrer du doigt les travers de la société et ceux qui en sont la cause, comme Guillaume et Marie-Ève prenaient plaisir à le faire sur les cinq précédents albums du groupe, le couple évoque sans ressentir le besoin de nommer explicitement. Trump, par exemple, dans le texte d’Imbécile, un rock plus près de la chanson à boire que du brûlot hardcore : « Il paraît que le temps est relatif / Mais je ne le comprends pas réellement / Je fixe le soleil pendant l’éclipse / Je suis un imbécile. »
Vulgaires Machins a changé de ton, concède Guillaume, « d’abord parce que beaucoup de choses ont déjà été dites, mais aussi parce que j’écris ce que j’ai envie d’entendre. Après avoir baigné dans le rock engagé pendant vingt ans, mettons qu’écouter un autre album revendicateur, ça m’ennuie à mourir. On en a bu, du discours anticapitaliste — pas que mes idéaux ou mes opinions aient changé sur ce sujet, mais si on veut amener quelque chose de plus au discours sans avoir l’impression de se répéter, l’avenue la plus intéressante en ce qui me concerne est d’écrire de manière plus personnelle ».
Marie-Ève poursuit : « J’ai aussi davantage contribué aux textes », ce qui change considérablement la perspective thématique du groupe, dit la musicienne en s’attardant à celui, magnifique, d’Entre le deuil et le blâme. Habilement, délicatement, Marie-Ève évoque la relation que nous entretenons avec les Premières Nations : « Pendant la pandémie, j’ai découvert [la poétesse] Joséphine Bacon. J’ai lu, j’ai été touchée, droit au coeur. Elle et son histoire m’ont beaucoup inspirée ; tout ce que j’ai appris, c’est le cours d’histoire du secondaire que je n’ai jamais eu. J’avais envie de partager ça. »
« Soit le déni, soit la folie »
Un sentiment est clairement nommé cependant, par Marie-Ève dans la chanson Jusqu’à l’aurore : la désillusion. C’est quasiment le thème de l’album. « On ne peut passer à côté de ce sentiment, justifie Guillaume. J’ai l’impression que beaucoup de gens autour de nous en souffrent. Comme si les deux options qui nous restent aujourd’hui, c’est soit le déni, soit la folie. »
« Pour moi, cet album est celui du combat contre le désespoir et la désillusion, parce que j’ai aujourd’hui des enfants, poursuit-il. Et parce que j’ai déjà essayé de me dire : “Fuck it, j’investis mon énergie ailleurs même si le monde prend une débarque.” Mais j’ai bien vu que c’est impossible de vivre comme ça. Il faut continuer à se responsabiliser, à s’impliquer, à se questionner. Je le fais pour mes enfants, je le fais pour être capable de me regarder dans le miroir. »
On fait de la musique qui fait du bien à ceux qui nous écoutent, et c’est peut-être ça qui compte. On ne saura jamais l’impact qu’on a réellement, mais j’ai la conviction profonde que la création, c’est fondamental. Que les arts, c’est fondamental. Que tout ça joue un rôle dans la société.
Marie-Ève abonde dans ce sens, liant la désillusion exprimée dans l’album à une forme de combat « social, psychologique. Y a quelque chose de réconfortant à nommer la souffrance, pour moi, c’est une façon de créer de l’empathie, du soutien, ce qui ne peut mener qu’à quelque chose de bien. On cherche à faire sens de tout ce qu’on traverse, et de développer le sens de la collectivité — d’ailleurs, c’est ce que le groupe nous apporte, se retrouver pour jammer, pour faire des shows, pour rassembler les gens ».
Retour
Vulgaires Machins s’est mis sur pause après la tournée de Requiem pour les sourds, avant de remonter sur scène en 2019, toujours appuyé par la basse de Maxime Beauregard, mais avec un nouveau maître du tempo, Pat Sayers à la batterie. Entre-temps, Guillaume et Marie-Ève ont lancé des albums en solo et piloté la réédition des premiers albums, rassemblés dans un coffret vinyle assorti d’une biographie étoffée écrite par l’auteur et artisan de la radio Félix B. Desfossés. L’envie de retourner en studio, et encore avec l’ami Gus Van Go, qui avait coréalisé le précédent album et Compter les morts (2006), a germé à peu près en même temps, pendant la pandémie.
« On s’était imposé cette règle de ne plus donner de concerts à moins d’avoir du nouveau matériel à présenter », précise Guillaume. « Sauf pour Rage Against the Machine ! » rétorque Marie-Ève, rappelant cette mémorable soirée sur les plaines d’Abraham lors du dernier Festival d’été de Québec, lorsque les Vulgaires avaient joué en première partie de l’emblématique groupe rock contestataire.
Vulgaires Machins avait alors terminé son concert avec le premier extrait de Disruption, Je lève mon verre. La chanson conclut sur une note pleine d’espoir cet album par ailleurs pas jojo, sinon sur le plan musical alors que, dès Vivre en ouverture, le groupe amène son rock vers le new wave ; sur OK, encore chantée par Marie-Ève, qui incarne la moitié des chansons de l’album, le groupe tient même ce qui ressemble le plus à un succès radiophonique, les synthés enrobant l’épique refrain, la progression d’accords faisant monter en nous l’adrénaline de cet appel à l’aide pour échapper au désenchantement du monde : « Je veux quitter le carrousel / Et recommencer à zéro / Je crois que j’aimerais mieux tout perdre / Que faire partie de la déco. »
Guillaume : « J’ai beaucoup défendu l’idée de sortir [Je lève mon verre] comme premier single, justement pour ne pas donner une première impression d’un band encore en tabarnak. Parce que, contrairement aux anciens albums, ce n’est pas un album de colère. C’est plutôt un album de recherche de sens, de questionnement et de désir d’aller vers l’autre. »
Des questions
Ce disque, ajoute Marie-Ève, « représente bien le genre de questions qu’on s’est posées [ces deux dernières années] et les constats qu’on fait » de l’état du monde, que Guillaume observe notamment sous la lentille des nouvelles technologies, se questionnant sur leurs bénéfices réels sur la société — le titre de l’album fait référence à l’ouvrage Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ?, cosigné par le philosophe français Bernard Stiegler, dont la pensée « a autant d’importance sur ce nouvel album que celle d’Albert Jacquard sur les premiers des Vulgaires », précise le chanteur.
« Ce que je tire de l’expérience des Vulgaires du passé, c’est qu’on fait quand même partie de la solution, dans le sens où je pense qu’on apporte quelque chose de positif », dit Guillaume Beauregard pour justifier le retour du groupe fondé en 1995 et qui s’est imposé comme l’une des voix les plus engagées de l’histoire du rock québécois. « On fait de la musique qui fait du bien à ceux qui nous écoutent, et c’est peut-être ça qui compte. On ne saura jamais l’impact qu’on a réellement, mais j’ai la conviction profonde que la création, c’est fondamental. Que les arts, c’est fondamental. Que tout ça joue un rôle dans la société. »