Une nature plus grande que la musique

«Your Temper, my Weather», lors de la Nuit blanche à l'Art Gallery of Ontario, à Toronto, en 2013
Photo: Diane Borsato «Your Temper, my Weather», lors de la Nuit blanche à l'Art Gallery of Ontario, à Toronto, en 2013

Deux institutions se branchent ces jours-ci sur une prise de conscience musicale de la nature et des phénomènes climatiques. Les Boréades, avec le concert-documentaire Transtaïga présenté dimanche, puis le Centre national des arts, à travers le festival Sphère, qui se tiendra du 22 au 25 septembre.

« Nature immense, impénétrable et fière, toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin. […] Forêts, rochers, torrents, je vous adore ! Mondes, qui scintillez, vers vous s’élance le désir d’un coeur trop vaste et d’une âme altérée d’un bonheur qui la fuit. »

La célèbre « Invocation à la nature »chantée par Faust dans La damnation de Faust de Berlioz a rarement aussi bien été chantée que par le Québécois Richard Verreau dans l’enregistrement d’Igor Markevitch.

Alors qu’il traversait le Québec de Montréal à Kuujjuaq à vélo et en canot, lors de son expédition Transtaïga en 2018, l’aventurier Samuel Lalande-Markon ne s’est pas mis à chanter du Berlioz face aux immensités de la nature. Formé à la pratique du tuba, celui qui assure les communications pour Les Boréades depuis huit ans était parti avec diverses musiques, dont un peu de classique, dans son téléphone. « Puis au Nunavik, au milieu d’un grand lac, j’ai commencé à écouter du Bach pour la première fois. J’ai vraiment eu un moment de grâce avec la 3e Partita pour violon seul. C’est resté, et ce voyage-là a été habité par la musique baroque. »

Du livre au spectacle

 

De l’expédition de Samuel Lalande-Markon est né un livre, La quête du retour, paru en 2021 aux Heures bleues. Alors déjà fermentait le projet de « mêler l’aspect littéraire et poétique, le documentaire et la musique ». « Toute ma démarche d’écriture repose sur l’idée d’investir l’univers poétique, la rencontre de l’altérité que l’on ressent en forêt et que l’on ressent en musique. Je voulais faire une conférence-concert. Bernard Voyer avait déjà fait cela. Mais Francis Colpron, directeur musical des Boréades, voulait aller plus loin », nous dit Samuel Lalande-Markon, dont le projet de concert-documentaire Transtaïga se concrétisera dimanche à 16 h à salle Pauline-Julien.

La metteuse en scène Anne Millaire a réalisé une réduction du livre, et Samuel Lalande-Markon et Francis Colpron ont choisi les musiques. « C’est vraiment un concert-documentaire », souligne l’explorateur. Ce faisant, le projet nourri de projections s’inscrit dans les nouvelles initiatives d’accès à la musique, par exemple le spectacle Transfiguration de Valérie Milot et Stéphane Tétreault, baigné dans un univers numérique cinématographique.

Samuel Lalande-Markon partagera la scène avec un comédien qui portera la dimension plus poétique du récit. Au fil de la rencontre avec le territoire, « cette séparation entre deux dimensions de moi-même convergera. Le territoire permet de se recentrer dans une dimension humaine », analyse l’auteur.

La partition musicale repose certes sur Bach et le baroque français, mais balaie aussi l’histoire de la musique de Van Eyck à Arvo Pärt. Francis Colpron soulève que « la nature de la musique baroque n’est pas une musique avant tout descriptive. Elle parle beaucoup de symbolique et de rhétorique. C’est cette rhétorique qui allumait Samuel ». Francis Colpron considérait par exemple que la musique française pouvait être appropriée « en raison de sa démesure ».

En concert cette semaine

Rafael Payare dirige le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn à la Maison symphonique,
mercredi à 19 h 30 et jeudi
à 10 h 30 et à 19 h 30.

L’OSQ ouvre sa saison avec
Gabriela Montero et Xian Zhang, mercredi 21 septembre à 19 h 30.

Alain Lefèvre est à la salle
Bourgie mercredi 21 septembre
à 19 h 30.

Certaines musiques se sont imposées postérieurement à l’aventure elle-même : « Dans des scènes où l’on voulait représenter un état de grâce, nous sommes tombés sur Polymnie de Rameau et nous étions abasourdis, même si je ne l’avais pas écouté à l’époque. »

La 3e Partita, qui avait tant marqué l’explorateur durant son périple, sera jouée par Olivier Brault. Bach accompagne désormais Samuel Lalande-Markon de la manière la plus étonnante : « Souvent, à vélo, je pars avec la Passion selon Saint Matthieu, mais avec le vent dans les écouteurs, parfois on n’entend plus rien des récitatifs. Par contre, l’effet théâtral et dramatique marche bien ! »

Des images seront projetées en arrière-scène, et du matériel visuel complémentaire a été tourné ces derniers mois par Simon Jolicoeur-Côté. « Il manquait un peu d’images. » Samuel Lalande-Markon évoque notamment un plan de drone sur les Chutes-de-la-Chaudière : « Les Boréades jouent le kyrie de la Messe sur les instruments de Charpentier sur ces images, et on est happés par la beauté de ce qu’on voit et qu’on entend. »

« C’est l’exploration de notre territoire, renchérit Francis Colpron. Les Boréades, cela vient de borée. Nous sommes des gens du Nord ; nous avons un territoire fabuleux devant nous et nous ne le racontons pas assez. »

Initiative multidisciplinaire

 

Très ambitieux, Sphère concentre à Ottawa quatre jours festivaliers, du 22 au 25 septembre, consacrés à la Terre en des temps crise climatique et de perte de biodiversité. Alexander Shelley et Angela Rawlings, artiste interdisciplinaire canadienne et islandaise, ont conçu ce projet qui associe compositeurs, instrumentistes, écrivains, scientifiques et artistes en arts visuels à la fois autochtones, du Canada et de Scandinavie, y compris dans un partenariat avec la Bibliothèque royale du Danemark pour une série de conférences.

Alexander Shelley est responsable du contenu musical, Angela Rawlings pilotant toute la dimension multidisciplinaire. Associant sciences, arts et musique, Sphère se déroulera à la fois au Centre national des arts et au Musée canadien de la nature. Cheville ouvrière du projet, Stefani Truant insiste sur cette dualité : « Nous amènerons la science au Centre national des arts et nous amènerons la musique au Musée canadien de la nature. » Des capsules musicales ont été commandées pour qu’elles s’associent à des pièces du musée.

Le grand projet musical concocté par Alexandre Shelley lors de la « Journée de l’eau », le 24 septembre, inclut des oeuvres des compositrices Anna Clyne et Outi Tarkiainen : Restless Oceans et Songs of the Ice. Cette dernière rend hommage au glacier islandais Okjökull déclaré « mort » par le bureau météorologique islandais en 2014, après qu’il eut perdu 80 % de sa masse. Songs of the Ice évoque ainsi « la lente respiration silencieuse de la glace terrestre, qui enfle pendant l’hiver et s’amenuise pendant l’été, suivant un rythme ancien qui se perd peu à peu ».

Pièce maîtresse du concert : Become Ocean, oeuvre de John Luther Adams, prix Pulitzer de musique 2014, un grand paysage sonore marin nous enveloppant dans « le son du roulement des vagues, qui montent et se retirent… pas pour se dissiper, mais plutôt pour engloutir tout le reste ». Become Ocean est une oeuvre pour trois orchestres qui naviguent chacun dans leur propre parcours sonore avant de se rejoindre aux moments cruciaux.

« La musique est abstraite et émotionnelle. Ce que fait John Luther Adams, c’est altérer la perception du temps. Wagner procède ainsi : il nous plonge dans une perception différente du temps, nous sort du quotidien et nous transporte dans une expérience métaphysique », avait déclaré au Devoir Alexander Shelley en mars dernier alors qu’il montait le projet.

Le bourdonnement des abeilles

 

Un des projets les plus étonnants du festival Sphère sera toutefois la « performance/procession » Your Temper, my Weather. Pour cet événement, le Centre national des arts était à la recherche d’une centaine d’apiculteurs de la région. « Nous en sommes à 107, des professionnels et amateurs réunis qui viendront avec leur équipement », se réjouit Stefani Truant. Ce projet de l’artiste Diane Borsato a été réalisé à Toronto il y a quelques années. Les apiculteurs vont converger au musée et s’y rassembler pour méditer en silence. Après une vingtaine de minutes, un bourdonnement collectif déclenchera une procession silencieuse et méditative sur la rue Elgin vers le Centra national des arts qui se rendra jusqu’au jardin sur le toit d’un bâtiment qui abrite un rucher. La prestation s’achèvera donc au milieu des abeilles. « Ce qui est intéressant ici est l’interaction entre l’état d’esprit des apiculteurs et les abeilles. Elles réagissent à cette “température” collective. Il y a aussi l’habitude des apiculteurs à contrôler leurs mouvements, en général lents », souligne Stefani Truant.

On notera que les abeilles sont, hélas, devenues ces dernières années les symboles de bien des dérèglements, ce qui amène Diane Borsato à avancer que « tout en explorant l’effet tangible de la méditation collective, l’oeuvre crée une plateforme publique sur laquelle réfléchir sur la santé et le tempérament des abeilles et de leurs gardiens, ainsi que sur les politiques et les conditions environnementales qui affectent notre avenir commun ».

Transtaïga

Concert-documentaire, à la salle Pauline-Julien, à Montréal, dimanche 18 septembre, 16 h

Sphère

Festival multidisciplinaire, au Centre national des arts, à Ottawa, du 22 au 25 septembre



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