La mini révolution du Conservatoire de San Francisco

«Si vous êtes étudiant, vous êtes exposé au bouillonnement créatif. Si vous êtes artiste, vous êtes représenté par une agence qui peut vous aider à réaliser vos idées. Si vous êtes Pentatone, vous avez accès aux grands artistes du monde». Pour David Stull, le milieu de la musique profite des acquisitions du Conservatoire.
Photo: Conservatoire de musique de San Francisco «Si vous êtes étudiant, vous êtes exposé au bouillonnement créatif. Si vous êtes artiste, vous êtes représenté par une agence qui peut vous aider à réaliser vos idées. Si vous êtes Pentatone, vous avez accès aux grands artistes du monde». Pour David Stull, le milieu de la musique profite des acquisitions du Conservatoire.

La planète musicale a observé le rachat de la grande agence d’artistes Opus 3 puis, récemment, de l’étiquette de disques Pentatone par le Conservatoire de musique de San Francisco avec un mélange de stupéfaction et d’incrédulité. Que vient donc faire un Conservatoire dans ces univers ? Le Devoir en a discuté avec David Stull, instigateur de ces grandes manoeuvres.

« Non, nous n’achèterons pas unorchestre symphonique », répond M. Stull, président du Conservatoire de musique de San Francisco, lorsque nous lui demandons quelle corde manque désormais à son arc. Même s’il en rit, la réponse est à peine une galéjade. « Tant de gens nous appellent pour qu’on les rachète ; vous n’avez pas idée de tout ce qui est à vendre ! »

Depuis les bouleversements sidérants dont David Stull et le Conservatoire de musique de San Francisco (SFCM) et ses mécènes ont été les fers de lance, des regards neufs se portent sur cette maison d’enseignement. Certains pensent que David Stull est devenu le Crésus de la musique classique.

Ces acquisitions sont tellement inattendues qu’un état d’hébétude semble avoir anesthésié la volonté de comprendre la démarche. Depuis le rachat, en octobre 2020, d’Opus 3 et celui de Pentatone, en mai 2022, peu de médias se sont intéressés au pourquoi de l’affaire.

Le cataclysme

 

Pour comprendre le potentiel séisme qui prend naissance, il faut évidemment remonter à mars 2020. L’arrêt des concerts sur la planète en raison de la pandémie touchait certes les artistes et les institutions, mais frappait aussi les agences d’artistes : travail démultiplié (annulations, réorganisation de calendriers) et frais fixes intacts (salaires, loyers dans de grands centres urbains) pour des rentrées d’argent réduites à zéro du jour au lendemain. Dans le métier, ce fut l’hécatombe à une vitesse vertigineuse.Le Devoir l’écrivit à plusieurs reprises dès juin 2020. Le modèle de la « grande agence », avec une large palette d’artistes, mais des frais fixes mirobolants, s’effondrait alors au profit d’agences « boutiques » à taille humaine. Le symbole du chaos fut la banqueroute de Columbia Artists, qui ferma fin août 2020.

Tout le monde se demandait alors quel serait le sort d’Opus 3, l’autre grande agence nord-américaine. Personne ne comprit vraiment le sens de son acquisition, en octobre 2020, par un acteur inattendu : le Conservatoire de musique de San Francisco. Depuis, en mai 2022, le SFCM a aussi acheté une maison de disques néerlandaise, Pentatone.

L’intégration

« L’acquisition d’Opus 3 et de Pentatone découle de la volonté de développer un nouveau modèle, nous dit David Stull. Il ne s’agit pas seulement d’éduquer les artistes de demain, mais de fournir un creuset dans lequel des artistes de notre temps peuvent créer et diffuser de nouvelles oeuvres. »

Exemple pratique : au sein d’une agence artistique, un pianiste joue bien le 2e Concerto de Rachmaninov. Avec cette aura, il va de ville en ville pour le présenter. « Ce même artiste pourrait avoir des idées pour un projet créatif impliquant d’autres artistes, un violoniste, un poète, un artiste médiatique, un danseur. Mais il n’y a pas d’espace pour que ce projet puisse éclore, remarque David Stull. En tant que maison d’enseignement, nous sommes équipés pour cela, et aussi désireux d’associer nos étudiants au processus créatif. Si nous pouvons amener cet artiste sur notre campus et générer des projets collaboratifs, non seulement c’est intéressant sur un plan éducatif pour nos étudiants, mais, à terme, bon pour l’agence qui pourra présenter le projet à travers le pays. »

On pense, ici, à quel point le récent concert immersif Transfiguration, de la harpiste Valérie Milot et du violoncelliste Stéphane Tétreault, aurait gagné à germer dans un tel creuset.

David Stull rappelle aussi que le SFCM étant un organisme à but non lucratif, il lui est possible d’amasser des fonds à la fois pour soutenir les projets éducatifs et stimuler la création de tels projets artistiques. « Nous savons le faire et le faisons très bien. Cela donne un levier puissant à l’agence pour soutenir les artistes. » En d’autres termes, le non-lucratif aide le commerce.

Autre application, la création musicale : « Imaginez une oeuvre pour piano et petit orchestre d’un compositeur contemporain. L’artiste n’a pas les moyens d’avoir accès aux musiciens et aux studios, et nous les avons sous la main ! Nous pouvons accueillir des artistes et leurs projets, amener des collaborateurs, puis utiliser notre étiquette discographique, nos ingénieurs de son pour diffuser le projet, puisque nous avons le studio d’enregistrement, les équipes. »

Photo: Carlin Ma Certains pensent que David Stull est devenu le Crésus de la musique classique.

En résumé : « Si vous êtes étudiant, vous êtes exposé au bouillonnement créatif. Si vous êtes artiste, vous êtes représenté par une agence qui peut vous aider à réaliser vos idées. Si vous êtes Pentatone, vous avez accès aux grands artistes du monde, représentés par Opus 3, mais aussi aux unités et aux ressources humaines nécessaires pour produire à moindre coût au meilleur niveau ce dont vous avez besoin. »

Baisse de coûts

 

« Nous pouvons intégrer au SFCM des divisions engendrant des charges fixes qui plombent le bilan. Toutes ces sociétés ont besoin de services financiers, juridiques, de ressources humaines, etc. Par ailleurs, par rapport aux structures antérieures, on économise en espaces de bureaux, d’autant que nombre d’employés peuvent oeuvrer en télétravail », ajoute M. Stull.

Les économies réalisées peuvent être allouées à d’autres missions, plus artistiques : « Les sociétés dont nous avons fait l’acquisition bénéficient de la plateforme SFCM pour réduire leurs coûts et avancer leurs idées », résume le président. Avec des avantages concurrentiels sur les agences boutiques.

Imaginez une oeuvre pour piano et petit orchestre d’un compositeur contemporain. L’artiste n’a pas les moyens d’avoir accès aux musiciens et aux studios, et nous les avons sous la main ! Nous pouvons accueillir des artistes et leurs projets, amener des collaborateurs, puis utiliser notre étiquette discographique, nos ingénieurs de son pour diffuser le projet, puisque nous avons le studio d’enregistrement, les équipes.

L’étape suivante sera de permettre à des groupes étudiants d’accompagner des artistes éminents pour des projets communautaires avec des enfants se greffant autour de projets artistiques. Cela sonne un peu comme une extension du modèle des activités communautaires périphériques de la tournée des suites de Bach de Yo-Yo Ma il y a quelques années. « Dans ces villes, le présentateur pourra dire à ses commanditaires : “Au lieu de simplement présenter Emanuel Ax, nous allons en plus envoyer des étudiants dans les écoles, sans frais” », des projets à valeur ajoutée financés par les donateurs du SFCM.

L’acquisition d’Opus 3 avait été financée en octobre 2020 par un « donateur anonyme ». David Stull préfère rester discret sur le moteur de l’acquisition de Pentatone. « Les donateurs impliqués sont multiples. Ils ne veulent pas se cacher. La raison de leur anonymat est qu’ils veulent que l’attention soit tournée vers les idées et la direction que tout cela prend. » Il affirme que de nombreux nouveaux donateurs sont venus se greffer dans la foulée de l’acquisition d’Opus 3, inspirés par l’audace du geste.

Le village

 

Sur le plan opérationnel, David Stull chapeaute Rob Berretta, qui dirige Opus 3, assisté du chef des opérations Benjamin Maimin. Sean Hickey est le nouveau directeur de Pentatone, qui opérera aux Pays-Bas et aux États-Unis. Une holding comprend les trois entités, qui fonctionnent en synergie, mais gardent leur autonomie.

« Pensez à un village. À la base, tout est connecté, mais tout est indépendant. Opus 3 est lié au SFCM et avec Pentatone, mais des artistes Opus 3 travaillent avec bien d’autres étiquettes. De même, Pentatone peut engager n’importe quel artiste s’il pense que c’est ce qui se fait de mieux. Mais plus Pentatone impliquera Opus 3 et utilisera nos ressources, moins ce sera onéreux d’opérer. Le SFCM attirera et éduquera les meilleurs jeunes musiciens. Tous ne participeront pas à des projets extérieurs ou à des projets d’enregistrement, mais nous allons faire en sorte que leur curriculum soit unique en élargissant leur expérience grâce à nos alliances par nos acquisitions et grâce à notre philosophie. »

Pour le président du SFCM, tout cela a pu se faire à San Francisco parce que la culture de l’innovation fait partie de l’ADN de la cité. « Les gens sont à l’aise avec le risque. Nous avons plus de 100 ans, nous sommes fiers de maintes traditions, mais sommes excités par l’innovation. Et si ce modèle naît ici, c’est parce que notre conseil d’administration préfère regarder vers le futur. »

David Stull, qui n’achètera pas d’orchestre symphonique, connaît ses prochaines priorités : « Le média au sens de la dissémination, c’est-à-dire comment mieux cibler et atteindre le public réceptif à de nouvelles idées. Cela va émerger vite et naturellement. On maîtrise le modèle, on sait où on va et ce qu’on veut atteindre. Il faut travailler sur la relation client et l’accroche narrative. »


En concert cette semaine

Christian Blackshaw au Ladies’ Morning. Le 11 septembre à 15 h 30 à la salle Pollack.

La salle Bourgie se voit dans l’obligation de reporter à janvier 2023 la présentation prévue
cette semaine de l’intégrale du Premier Livre du Clavier bien tempéré de Bach, par l’interprète Geneviève Soly.



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