«Soirs de scotch», toujours aussi enivrants

Le tube de Luce Dufault est toujours ancré dans la culture populaire. Ici, on aperçoit la chanteuse dans le vidéoclip.
Que seraient les vacances estivales sans les tubes de l’été, ces chansons qui tournent en boucle à la radio, que nous chantons à tue-tête et qui nous font danser jusqu’au bout de la nuit ? Ces prochaines semaines, Le Devoir vous entraîne dans un voyage musical et temporel pour (re) découvrir ces « hits » qui ont marqué nos vacances.
Un quart de siècle après s’être hissé au sommet des palmarès radio, les Soirs de scotch enchantent toujours Luce Dufault, qui ne peut s’imaginer monter sur scène sans offrir son indémodable tube au public. Cette chanson, son plus grand succès en carrière, elle la doit à son ami Dan Bigras pour la musique, mais aussi au sulfureux Christian Mistral, qui a mis en mots dans cette pièce la prémisse de sa débandade.
Mort dans l’oubli en novembre 2020, rongé par la dépendance et mis au ban pour de multiples histoires de violence conjugale, Christian Mistral est encore à l’aube des années 1990 cet écrivain adulé, qui a su traduire dans son roman à succès Vamp tout le nihilisme qui habitait alors la génération X, rongée par chômage et la chute des idéaux portés par les baby-boomers jadis. Ce mal de vivre, l’écrivain à succès a l’habitude de le noyer aux Beaux Esprits, sur la rue Saint-Denis, là où se traînent à peu près tous les jeunes passionnés de blues : Bob Walsh, Lulu Hughes, Terez Montcalm, mais aussi Dan Bigras et une certaine Luce Dufault, qui a la vingtaine à peine entamée.
« Je jouais dans un groupe de rhythm and blues qui s’appelait Stable Mates la fin de semaine, et je travaillais la semaine dans un magasin de produits naturels à Westmount. Je chantais jusqu’à 3 h du matin, mais je vendais du tofu. C’était comme ça que je trouvais mon équilibre. Car aux Beaux Esprits, ça fêtait fort ! Mais ce n’était pas le scotch, c’était plutôt de la bière. J’étais beaucoup trop pauvre pour boire du scotch », se souvient avec humour Luce Dufault, de son rire rauque, reconnaissable entre tous.
C’est sans doute cette voix grave, si singulière dans le paysage musical québécois, qui a convaincu Christian Mistral que Luce Dufault était l’artiste tout indiquée pour Soirs de scotch. Dan Bigras, alors dans sa phase camisole et cheveux longs, n’aurait imaginé personne d’autre non plus que celle qu’il décrit « comme l’une des grandes voix au monde » pour l’interpréter.
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Bien des années avant qu’elle devienne le succès radio que l’on connaît, Soirs de scotch vivra sur scène, sans même avoir été endisquée. Luce Dufault, qui est choriste pour Dan Bigras au début des années 1990, a l’habitude de l’interpréter avec son fidèle acolyte en spectacle. Chaque fois, la magie opère parmi le public, « comme si les gens connaissaient déjà la chanson », s’étonne encore aujourd’hui Luce Dufault.
Double sens
Pourtant, ni elle ni Dan n’y ont perçu le signe d’un immense potentiel radiophonique. « Je suis mauvais pour prévoir ça. Il y a des gens qui ont ce don-là, comme Marc Dupré et Pagliaro. Mais moi, je n’ai jamais su comment. À part Tue-moi et Les Trois p’tits cochons, je n’ai pas eu de succès radio. Mais bon, l’important, c’est que les gens viennent voir les spectacles. Ce n’est pas avec la radio qu’on vit. Richard Desjardins non plus n’a jamais joué à la radio et ça ne l’a pas empêché d’avoir une immense carrière », d’ajouter Dan Bigras avec le franc-parler qu’on lui connaît.
Le chef d’orchestre du Show du refuge n’a jamais vu non plus dans Soirs de scotch un quelconque sens caché, se contentant de lire les paroles au premier degré : l’histoire de deux amants qui s’enfoncent dans l’alcool et la fête. Idem pour Luce Dufault.
Mais voilà que lors l’une de ses dernières apparitions médiatiques, en 2007, sur le plateau de Tout le monde en parle, Christian Mistral avait confié que les Soirs de scotch étaient en réalité une « métaphore » pour parler des « soirs de coke » dont il avait l’habitude à l’époque où il se traînait avec Dan Bigras. « Mais [soirs de coke], ça ne rimait pas », avait laissé tomber l’écrivain maudit. « Il ne m’a jamais dit que ça parlait de ça, mais ça a ben du sens. Surtout que [la coke], c’est quelque chose qui faisait partie du décor à l’époque », reconnaît Luce Dufault.
(Ré)écoutez le clip de Soirs de scotch:
Au début des années 90, elle enregistre finalement une première fois la pièce dans l’optique d’un premier album, qui ne verra au bout du compte jamais le jour. La choriste la plus connue du Québec a fait faux bond à sa maison de disque et a préféré s’exiler en France pour Starmania, prise d’un trac insurmontable à l’idée d’occuper maintenant le devant de la scène. Cette première ébauche de la chanson, que personne n’a entendue, dort probablement quelque part dans l’un de ses tiroirs. Privilégiés sont donc les rares qui en détiennent une copie…
Indémodable
Soirs de scotch, peu importe le sens qu’on lui donne, étaient déjà loin derrière Luce Dufault et Dan Bigras lorsque la chanson que l’on connaît aujourd’hui fut enfin mise sur disque à l’automne 1995, plusieurs années après que les deux artistes eurent commencé à la faire en concert. Luce Dufault est alors enceinte de sa première fille, Lunou, finaliste de Star Académie 2021 qui suit aujourd’hui ses traces. Quant à Dan Bigras, il avait tourné le dos pour de bon à ses vices quelques mois auparavant. Au moment où Soirs de scotch joue en boucle à la radio à l’été 1996, Christian Mistral n’est déjà plus dans leur vie, écarté par tous pour son comportement de plus en plus erratique.
On peut encore entendre Soirs de scotch à l’occasion sur les ondes 25 ans plus tard. La pièce est aussi devenue un classique des soirées de karaoké à travers le Québec. « Je n’ai pas le choix de la faire en spectacle. Je l’aime toujours et je n’ai jamais été tannée de la faire. Par contre, je m’efforce toujours de la faire différemment à chacune de mes tournées pour que ça ne devienne pas redondant », raconte Luce Dufault, qui connaîtra par la suite un nombre enviable de succès radios : De la main gauche, Tu me fais du bien ou encore Belle ancolie, pour ne nommer que ceux-là.
Reste que Soirs de scotch est dans une classe à part. « Je pense qu’une grande chanson, c’est toujours une rencontre entre un auteur, un compositeur et un interprète. Et Soirs de scotch, c’est exactement ça. C’est un très beau texte, écrit par un écrivain torturé mais brillant, et chanté par une interprète hors du commun », résume Dan Bigras pour expliquer la longévité de ce tube d’été.