La patiente conquête de Muriel Chemin

En 2000, Muriel Chemin jouait sur un piano Fazioli clair, ouvert, avec un jeu fougueux, assez anguleux. En 2022, le son nous englobe comme dans un cocon, avec un piano plus couvert. «Je n’ai pas choisi d’enregistrer sur tel piano à tel endroit, mais c’est moi il y a 20 ans et moi aujourd’hui, avec mon évolution personnelle et mes goûts», explique l’artiste.
Photo: Tommaso Tuzj En 2000, Muriel Chemin jouait sur un piano Fazioli clair, ouvert, avec un jeu fougueux, assez anguleux. En 2022, le son nous englobe comme dans un cocon, avec un piano plus couvert. «Je n’ai pas choisi d’enregistrer sur tel piano à tel endroit, mais c’est moi il y a 20 ans et moi aujourd’hui, avec mon évolution personnelle et mes goûts», explique l’artiste.

Il y a un peu plus de vingt ans, dans la discographie très balisée des sonates pour piano de Beethoven, une pianiste jusqu’ici inconnue, Muriel Chemin, avait grandement surpris avec trois albums parus chez Solstice. Le parcours s’était brutalement interrompu et on n’avait plus vraiment entendu parler d’elle. Voici que nous parvient, chez Odradek, une véritable intégrale, différente mais tout aussi pertinente. Qui est Muriel Chemin, et qu’est-ce qui explique son art de capter immédiatement l’attention et de captiver l’auditeur ?

« La frustration était insupportable. Refaire l’intégrale, c’était arriver à un aboutissement. Sans avoir de grandes prétentions, c’était une exigence personnelle, en raison de mon rapport avec Beethoven qui date de ma plus tendre enfance ; un rapport très particulier que je n’arrive pas à expliquer. » Nous avons retrouvé Muriel Chemin grâce aux réseaux sociaux pour l’entendre exprimer, presque intimidée, au Devoir sa « joie infinie » devant ce coffret qu’elle n’ose écouter. « Je l’ai fait pour le montage, mais quand c’est fini, on n’est jamais content. Ce n’est pas pour rien que Brendel a enregistré trois intégrales des sonates de Beethoven », avoue-t-elle.

Un traumatisme

 

En quoi la « joie infinie », personnelle, de Muriel Chemin nous concerne-t-elle davantage que celle des interprètes de la dizaine d’intégrales parues depuis deux ans ? C’est là que réside le miracle de l’enregistrement discographique, ce processus où tout un chacun, du sans-grade au pianiste le plus huppé, peut dialoguer avec l’auditeur.

On peut, avec Muriel Chemin, très simplement partir des trois premières sonates, comprendre dans la conduite de mouvements lents des 2e et 3e Sonate dans quel univers on se situe, ce qu’est une narration musicale et à quel degré de raffinement sonore opère cette pianiste sans carrière notable, qui semble nous donner rendez-vous tous les 20 ans pour nous livrer un Beethoven qui nous interpelle ou nous secoue.

Muriel Chemin : ce nom avait surgi de nulle part lorsque l’étiquette française Solstice publia fin 2000 un volume 1 d’un cycle des 32 sonates pour piano de Beethoven. Une présence et une urgence s’imposaient avec véhémence mais sans brutalité dans les trois dernières sonates et les Sonates nos 21, 22 et 24. Deux autres volumes de deux CD enregistrés tous les six mois confirmèrent l’intérêt majeur de cette intégrale en devenir d’une artiste inconnue. Puis le parcours s’arrêta net.

Nous ne sûmes jusqu’ici que la version irritée de l’éditeur selon laquelle l’artiste ne voulut pas achever le cycle. Voici l’autre face de la médaille. « Quand j’ai commencé à enregistrer les sonates, mon fils était tout petit et pendant l’intégrale, j’étais enceinte de mon deuxième garçon. Je pense que cela n’a pas tellement plu. Je demandais un laps de temps un peu plus long parce que je voulais accoucher. Je n’ai jamais mis de point final. Je n’aime pas trop en parler, car ce fut une période douloureuse. » La pianiste s’arrête là ; on comprend que cela s’est terminé devant les tribunaux et qu’elle n’en dira pas plus, mais il est évident que la fin abrupte du premier cycle interrompu a été un traumatisme. La plaie s’est refermée : « L’essentiel est d’avoir eu la chance de le refaire », nous dit Muriel Chemin.

Pour nous, pas vraiment, car le parcours artistique dans l’un et l’autre cas est fascinant, mais le cycle paru chez Odradek ne remplace pas le premier. L’opposition des deux aurait été aussi nourrissante que celle entre les Beethoven du jeune Brendel (chez Vox) et ceux de l’ultime intégrale Philips.

Photo: Tommaso Tuzj Pour Muriel Chemin, l’arrivée des partitions de Bärenreiter a été «une révélation, presque un choc». 

Deux univers

En 2000, Muriel Chemin jouait sur un piano Fazioli clair, ouvert, avec un jeu fougueux, assez anguleux. En 2022, le son nous englobe comme dans un cocon, avec un piano plus couvert. « Je n’ai pas choisi d’enregistrer sur tel piano à tel endroit, mais c’est moi il y a 20 ans et moi aujourd’hui, avec mon évolution personnelle et mes goûts. Il y a 20 ans, il y avait de la réverbération, c’était plus brillant. Odradek et son directeur, John Anderson, m’ont donné accès dans leur studio à Pescara aux plus beaux Steinway d’Italie de la maison Fabbrini (M. Fabbrini a toujours été l’accordeur de confiance de Maurizio Pollini). Le Steinway D de la collection Fabbrini est très beau, très chaud, pas clinquant et correspond très bien au son que je veux aujourd’hui, moins flamboyant, moins extérieur. »

Dans cette intégrale, Muriel Chemin a mis d’autres choses, ces reflets de « la vie qui a passé ». Au-delà des questions de maturité et d’un travail incessant sur le matériau se sont posées des questions de texte musical. « Nous, les musiciens, faisons un travail d’artisanat méticuleux au quotidien. En fait, j’ai dû changer beaucoup de choses dans toutes les sonates, car au moment d’enregistrer sont parues les partitions Bärenreiter dans la révision de Jonathan Del Mar. J’ai toujours travaillé sur différentes éditions. D’un point de vue visuel, j’ai utilisé beaucoup Peters, mais aussi les Éditions Budapest ; Henle, une bible avant Bärenreiter, et l’édition Curci avec les changements de tempos et les doigtés d’Artur Schnabel. » Pour Muriel Chemin, l’arrivée des partitions de Bärenreiter a été « une révélation, presque un choc ». « J’ai recommencé un travail en profondeur pour respecter les indications. J’étais confrontée à de grands changements de phrasés, et parfois même de notes. Tous les réflexes d’une vie, des gestes, des phrasés, ont été modifiés au fur et à mesure que je retravaillais les sonates pour l’intégrale. »

Tout au long de l’intégrale, Muriel Chemin impose sa voix par le son, la conduite des phrases, l’art d’enchaîner les idées, la concentration du propos, mais la concentration qu’elle induit chez l’auditeur, qui se met à réfléchir à ce qu’il entend, dans une sorte d’ascèse beethovénienne d’une cohérence profonde.

En concert cette semaine

Yannick Nézet-Séguin dirige l’OM au pied du mont Royal,
mardi 2 août à 20 h

Faust est présenté au Festival d’opéra de Québec, dimanche à 14 h, mardi et jeudi à 19 h 30

Marc-André Hamelin joue la
sonate Hammerklavier de Beethoven au Domaine Forget vendredi 5 août à 20 h

Le fabuleux quatuor danois
Danish String Quartet est au Chamberfest d’Ottawa jeudi 4 août à 19 h

L’art de la pédale

Comment une pianiste inconnue, professeure au Conservatoire de Venise, parvient-elle à entrer ainsi dans la cour des grands ? « En jouant peu en public, j’ai plus de temps pour approfondir les choses, car je suis lente dans mon travail. Quelque part, cela a été une chance », considère Muriel Chemin. « Et le travail de professeure au Conservatoire de Venise aide, car on est toujours en train de chercher des solutions, des stratégies pour résoudre des problématiques musicales. On apprend énormément quand on enseigne, car il faut toujours doigter, résoudre des problèmes. Ma professeure, Maria Tipo, qui était bien plus en carrière que moi, a toujours enseigné et disait qu’elle avait beaucoup appris avec ses élèves. C’est vrai : on apprend beaucoup en enseignant. »

Ce qu’on retient tout au long du parcours, fort assagi par rapport aux 19 sonates du cycle avorté de Solstice, c’est la créativité et la poétique sonore. Muriel Chemin, qui admire beaucoup András Schiff dans Bach, avoue que ses modèles furent Alfred Brendel et Maurizio Pollini. « À Paris, je n’ai jamais raté un récital et quand ils jouaient deux soirs de suite, j’y allais deux fois. Je m’asseyais très près de la scène, car je voulais comprendre comment fonctionnait le mécanisme de leur sonorité, leur façon de mettre la pédale. » Muriel Chemin voit « l’art de la pédale » comme « une science très importante pour le son et souvent négligée ». « On peut faire des choses magiques. J’ai beaucoup travaillé dans les 20 dernières années sur les effets de la pédale, car cela contribue énormément à la recherche de la sonorité. Les façons de poser le doigt et de mettre la pédale doivent correspondre. Avec la 3e pédale, on peut respecter la volonté de Beethoven, même si à l’époque de Beethoven, les pianos n’avaient pas la 3e pédale. En d’autres termes, j’ai tenté de respecter le texte le plus possible en utilisant des instruments qui, alors, n’existaient pas. »

Et si cette intégrale réussissait à attirer l’attention sur elle, Muriel Chemin voudrait-elle reprendre une carrière, un peu comme Sergio Fiorentino à la fin de sa vie ? « Là, vous me parlez d’un géant qui n’a pas eu la carrière qu’il méritait. Avec Arturo Benedetti Michelangeli et Maurizio Pollini, Fiorentino est l’un des trois titans du piano. C’est inaccessible ; je suis tellement loin de ce niveau. J’espère que cette intégrale va m’apporter des concerts, mais pas avec boulimie. Je veux avoir du temps pour respirer, pour approfondir et vivre avec les oeuvres avec lesquelles je me sens bien. »

Les sonates de Beethoven : dix intégrales en deux ans

L’intégrale de Muriel Chemin est la plus intéressante depuis celle d’Igor Levit parue fin 2019 chez Sony et qui ravivait la discographie moderne dominée par Brendel III (Philips-Decca) et Kovacevich (EMI-Warner).

Depuis Levit nous avons eu :

Badura-Skoda (Arcana). Réédition opportune du cycle pionnier Astrée (1979-1990) sur instruments historiques.

Barenboim (Warner). Sa 1re intégrale. La fougue de la jeunesse. On préfère la première intégrale DG, plus raffinée.

Barenboim (DG). Sa 4e intégrale (nouveauté). De belles atmosphères, mais beaucoup de prudence.

Biss (Orchid). Belle et intègre intégrale du « nouveau Perahia », mais qui cède en poésie évocatrice face à Levit et à Chemin.

Buchbinder (DG). Bande sonore de concerts de 2014 à Salzbourg publiés en DVD. Piano coloré entêtant, démarche parfois raide.

Buchbinder (RCA). Réédition économique d’une série de concerts de 2010 et 2011.
Son meilleur cycle.

Giltburg (Naxos). Rigide, sec,
objectif et à périr d’ennui.

Lifschitz (Alpha). Pianiste
désormais perdu, en divagation narcissique.

Say (Warner). Beaucoup de « gestes interprétatifs ». Dans le genre « recréation », HJ Lim (EMI-Warner) l’emporte haut la main.

Scherbakov (Steinway). Cycle spontané et spirituel, puissant, au son, hélas, un peu artificiel.



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