Le décapage musical d’Akamus

L’Akademie für alte Musik Berlin, dite Akamus, présente cette fin de semaine au Festival de Lanaudière les Symphonies n° 3, 5 et 6 de Beethoven, dans un contexte musical historique, où les compositions « révolutionnaires » du maître de Bonn sont mises en regard de partitions proches par l’esprit ou le contexte. Napoléon Bonaparte réunissait fort à propos, vendredi, Paul Wranitzky et Beethoven.
La mise en miroir d’un génie avec ses contemporains permet parfois de faire de fascinantes découvertes. Il en fut ainsi lorsque l’étiquette CPO a publié Schlemihl et Der Sieger d’Emil Nikolaus von Reznicek, des portraits symphoniques mordants de Richard Strauss, ou lorsque Werner Ehrhardt de L’arte del Mondo nous a fait réaliser qu’avec La Scuola De’ Gelosi, Salieri avait composé des Noces de Figaro avant la lettre. La plus grande redécouverte des 35 dernières années reste celle du génie de Joseph Martin Kraus, exact contemporain de Mozart, révélé par deux CD de Concerto Köln au début des années 1990.
Un émule de Haydn
La plupart du temps, les séries « Les contemporains de Mozart » ou « Les contemporains de Beethoven » permettent de mettre en valeur le talent des uns face au génie des autres. Le nom de Paul Wranitzky (né Pavel Vranicky en Moravie en 1756, mais « viennois » dès l’âge de 20 ans) était justement apparu dans la série d’enregistrements « Les contemporains de Mozart » de Matthias Bamert chez Chandos en 2002, au même titre par exemple que ses aînés Christian Cannabich ou Johann Baptist Vanhal.
Wranitzky (1756-1808) connut Kraus, qui lui enseigna, et évolua dans le cercle Haydn et Mozart. Il fut ensuite très actif comme chef d’orchestre à la cour. Il collaborait à Vienne avec Beethoven, dont il créa la 1re Symphonie. Sa musique tient pourtant beaucoup plus de Haydn que de Beethoven. Dès les premiers accords de la Symphonie op. 31 de Wranitzky on pense au début de l’oratorio La Création de Haydn, dont Wranitzky dirigea la première audition. Mais, surprise, la symphonie précède l’oratorio de deux ans ! L’art interprétatif d’Akamus est de revaloriser cette symphonie par rapport à l’enregistrement Bamert. L’Opus 31 devient une claire extrapolation de la Symphonie « Militaire » (1794) de Haydn.
Chose historiquement amusante : la Grande sinfonie caractéristique pour la paix fut une musique censurée par décret impérial en 1797. Il est vrai que l’ensemble est un portrait de la Révolution française et de la guerre contre l’Autriche. Disons que lorsque Wranitzky y composait une marche pour le destin et la mort de Louis XVI, les Autrichiens ne pouvaient guère oublier que son épouse, Marie-Antoinette, Autrichienne, avait aussi perdu la tête et la vie. Ils n’avaient pas envie de ressasser ces souvenirs et ceux des batailles, malgré la « Réjouissance pour l’accord de Paix ».
En pratique, cet Opus 31 est formellement une œuvre en quatre mouvements, mais chacun de ces mouvements est subdivisé en tableaux : Marche angloise, Marche des Autrichiens et des Prussiens, Le Destin et la Mort de Louis, Tumulte d’une bataille, Espoirs de Paix, Réjouissance de l’Accord de Paix, etc. Akamus fait « tenir » les mouvements, alors que Bamert, dans son enregistrement, joue ouvertement la carte de la suite de tableaux.
Revalorisation interprétative
La comparaison penche très nettement en faveur d’Akamus, qui met en relief la musique guerrière avec des percussions mordantes. Par ailleurs, la balance générale met bien davantage en exergue les bois (instruments « de plein air ») disposés à droite de l’orchestre. À propos des musiques de batailles, on rappellera qu’aussi étonnant que cela puisse paraître, le « tube » majeur de Beethoven de son vivant était La Victoire de Wellington (1813). Il y avait donc un engouement pour cette musique à grand spectacle et à déploiement sonore.
La Grande sinfonie caractéristique pour la paix est une très respectable curiosité. Les points d’intérêts sont l’aspect musique à programme dans un cadre symphonique (que l’on retrouvera avec Knecht dimanche dans le canevas de la Pastorale) et le témoignage de la forte présence d’un style haydnien post « Sturm und Drang » dans la Vienne de la fin du XVIIIe siècle.
On a admiré, vendredi, la précision et l’éventail des nuances d’Akamus menées par leur premier violon et, surtout, la beauté des timbres des vents (hautbois, basson, flûtes, cuivres naturels).
La juxtaposition avec Wranitzky rehaussait le coup de tonnerre de la 3e Symphonie de Beethoven : son entame, les dimensions de son 1er mouvement, la concentration de sa marche funèbre, son orchestration.
Une question instrumentale
Il reste une question de fond sur l’ensemble du projet « Akamus joue Beethoven à Lanaudière ». Vouloir retrouver un « son » ou des dimensions de l’époque du compositeur ne fait aucun sens de manière abstraite. Tout dépend du cadre. Ce qui compte c’est l’impact musical. Dans la salle du Palais Lobkowitz où a été créée l’Héroïque, il y avait assurément peu de musiciens, mais les quelques spectateurs qui y tenaient encore ont dû vivre tout un choc.
En dépit du nombre réduit de musiciens, la Deutsche Kammerphilharmonie (DKP) et Paavo Järvi en 2008 (sur instruments modernes) avaient eu un impact fulgurant par leur engagement physique. On notera d’ailleurs que les disques à travers les choix de prise de son rééquilibrent ce dosage. Le défi d’un orchestre comme Akamus à Lanaudière (car les instruments anciens sont moins sonores) était donc de marquer suffisamment.
Nos craintes portaient sur ce point. Elles ont été levées. L’engagement physique d’Akamus est très comparable à celui de la DKP et le son porte parfaitement. L’éventail des nuances est très palpable, jusqu’au moindre frémissement de cordes. « L’avantage concurrentiel », c’est-à-dire l’identité sonore avec un décapage des couleurs, est donc magnifiquement mis en évidence.
Akamus, qui a été partiellement mis à contribution dans le cycle Beethoven d’Harmonia Mundi, mais pas pour l’Héroïque, a livré une interprétation nettement mieux tenue, logique et musicale que la pitrerie agitée de François Xavier Roth, qui s’est vu confier ce chef-d’œuvre par l’éditeur français. La seule limite d’une interprétation menée par un 1er violon est que lorsque plusieurs lignes se chevauchent dans la polyphonie et qu’il faudrait remonter un groupe instrumental par rapport à un autre, il est très difficile pour l’instrumentiste en pleine action de rehausser telle ou telle nuance. Certains phrasés tendent aussi légèrement à la raideur, mais le défaut est très marginal dans un ensemble impressionnant.