Schaghajegh Nosrati, la surprise de l’été classique

Le festival Orford Musique nous offre une grande surprise vendredi en nous proposant le premier concert au Québec de la pianiste allemande Schaghajegh Nosrati. Protégée, puis assistante, d’András Schiff, elle s’est déjà taillé un nom dans l’interprétation de la musique de Bach. Elle remplacera Martin Helmchen pour la soirée la plus inattendue de notre été musical.
Ce devait être l’un des grands récitals pianistiques de l’été. Les amateurs attendaient le retour, les 22 et 23 juillet, à Orford, de Martin Helmchen. Hélas, le pianiste allemand a annulé sa présence en Amérique du Nord cet été. La solution de substitution trouvée par Wonny Song, directeur général et artistique d’Orford Musique, dissipe tout regret et fait naître de grandes attentes. Choisie pour lancer la série de concerts « Rising Stars » du Gilmore Hall, à Londres, en septembre 2021, invitée à faire de même en novembre 2022 pour les quatre « Distinctive Debuts » annuels de Carnegie Hall, Schaghajegh Nosrati, née à Bochum, en Allemagne, il y a 33 ans, a déjà attiré l’attention du Devoir pendant la pandémie avec son disque des Six partitas de Bach. Il avait été sélectionné en novembre 2021 parmi les meilleurs consacrés à ce compositeur.
C’est Bach, d’ailleurs, qui a fait connaître Mme Nosrati, lauréate du Concours Bach de Leipzig en 2014.
Un mentor
Elle avait 25 ans lorsqu’elle s’est inscrite au Concours Bach de Leipzig. « Ce n’était pas mon premier concours, mais ce qui me gênait dans les concours, en général, c’était l’immuable menu : une brève oeuvre de Bach, une étude de Chopin, une sonate. J’avais soif d’oeuvres plus vastes, de musiques plus signifiantes. Au Concours Bach de Leipzig, on pouvait préparer un programme large sans réelle contrainte. Au fond, je n’avais rien à perdre : de toute façon, j’apprenais cette musique, et quoi qu’il arriverait au concours, je me sentirais victorieuse grâce à la liberté ressentie lors de la préparation », raconte la pianiste interrogée par Le Devoir.
Puis, le meilleur est arrivé. Non seulement Schaghajegh Nosrati a remporté le 1er prix, mais le président du concours, l’éminent musicologue et pianiste Robert Levin, a oeuvré en faveur de la lauréate. « Robert Levin a écrit à M. Schiff, lui demandant de m’auditionner. J’ai joué devant lui, et c’est ainsi qu’a débuté notre collaboration. »
Sa discographie
Alkan : Concerto pour piano seul, Avi, 855 3104
Bach : Concertos pour clavier, BWV, 1052-1054, Orchestre de chambre de Berlin, Geniun, 17482
Bach : Six partitas, Avi, 2 CD, 855 3491
Bach : Le clavier bien tempéré(livre I), Avi, 2 CD, 855 3509 (à paraître le 5 août)
Rubinstein : Concertos pour piano nos 2 et 4, Orchestre de la Radio de Berlin, CPO, 555 352
Et cette collaboration sort de l’ordinaire. On trouve, certes, maintes citations du grand pianiste vantant les mérites de Schaghajegh Nosrati (« Il est très rare que de jeunes musiciens connaissent aussi bien la musique de Bach que Schaghajegh Nosrati. Elle comprend et joue cette grande musique avec une clarté, une pureté et une maturité étonnantes », a-t-il dit, entre autres), mais, surtout, une profonde relation d’estime musicale s’est instaurée au fil des années.
« Lorsque je l’ai rencontré, M. Schiffavait créé une série de concerts pour jeunes pianistes. Lorsque j’ai joué pour lui, il m’a tout de suite invitée pour la saison subséquente. J’ai ensuite suivi des cours avec lui. Puis, il m’a demandé si je voulais faire des concerts, les Concertos pour deux pianos de Bach, avec son orchestre, la Capella Andrea Barca, en tournée en 2018. C’était une expérience évidemment formidable. Ensuite, il a commencé à enseigner à Berlin, à l’Académie Barenboïm-Saïd. C’était juste avant la fin de mes études à Hanovre. M. Schiff m’a demandé si je voulais étudier encore une année avec lui à Berlin. »
À l’issue de cette année, Schaghajegh Nosrati a obtenu un « Artist Diploma » et une proposition inattendue, puisque son mentor lui a demandé de devenir son assistante à l’Académie. « C’est une énorme responsabilité, car il ne vient qu’une fois par mois. Mon rôle est de préparer les étudiants aux divers cours avec lui. C’est ainsi que nous travaillons ensemble, tout en continuant à jouer en concert des concertos de Bach, mais aussi des partitions de Schumann ou les Liebeslieder-Walzer de Brahms. »
Depuis l’enfance
Comme le constatait à juste titre son mentor, il est très rare que de jeunes musiciens connaissent aussi bien la musique de Bach. « J’ai commencé le piano à quatre ans, mais, grâce à mes parents, j’avais appris à écouter et à apprécier la musique, et notamment celle de Bach, auparavant. Bach est donc comme une langue maternelle musicale. » Le premier professeur de piano de l’artiste a aussi encouragé sa jeune élève à travailler Bach. « On a augmenté le degré de difficulté petit à petit. »
Mon répertoire a toujours été large et équilibré entre oeuvres connues et méconnues. Je joue de la musique contemporaine, je veux avoir une palette large tout en approfondissant
l’interprétation de Bach, dont je veux enregistrer l’intégrale
Avait-elle du plaisir, même si jeune ? « Oui, j’ai toujours eu un attrait pour la musique construite selon des principes logiques. Il y a eu l’attrait initial. Ensuite, j’ai ressenti le contenu émotionnel. Évidemment, adolescente, j’ai eu ma phase Chopin, mais je suis retournée à Bach. En fait, on ne s’en lasse jamais, ni de le travailler ni de le jouer, car on y découvre toujours quelque chose, une facette, un chemin, alors que même pour de très grands compositeurs, il arrive toujours un moment où je dois faire une pause pour me ressourcer, recharger les batteries. »
Schaghajegh Nosrati voit Bach comme un mélange de logique et d’émotions. Perçoit-elle comment la balance entre les deux a évolué ? « Lorsque j’étais jeune, tout cela n’était pas concret, mais plus intuitif. En évoluant, on étudie, on analyse, on comprend. Tout dépend, en fait, du degré d’intériorisation et d’assimilation des oeuvres. Plus elles sont digérées, plus on est libres. Si vous n’avez pas besoin de penser à des questions structurelles, vous pouvez vivre l’instant. »
La pianiste affirme que, vues de l’extérieur, les variations dans l’interprétation apparaîtront comme des détails, mais qu’à ses yeux, de petits détails ont de grandes significations. « C’est pour cela que j’ai beaucoup de mal à écouter mes enregistrements. Quand un disque sort, je suis déjà émotionnellement ailleurs. L’espacement dans le temps, par contre, facilite les choses, et la surprise est souvent plutôt heureuse. »
Pour Mme Nosrati, approfondir les oeuvres, c’est aussi faire davantage d’associations musicales, pas seulement dans Bach, mais avec d’autres compositeurs. « C’est le travail d’une vie qui se reflète ensuite dans le développement du son. Les pianistes sont souvent obsédés par l’idée de produire un gros son, mais bon nombre d’entre eux ne sont pas conscients que le son ne se définit pas par rapport au volume sonore. Le volume sonore est une petite partie de ce qui définit une plénitude sonore. Le “bon son” vient de la compréhension. Or, de la compréhension découle une signification, et de cette signification résulte une profondeur sonore. Évidemment, ma sonorité est loin d’être accomplie. C’est l’oeuvre d’une vie. Mais c’est ce que j’ai acquis au contact d’András Schiff : la profondeur de sa sonorité émane de la profondeur de sa science musicale. »
Alkan à New York
Schaghajegh Nosrati court assurément le risque d’être cataloguée comme une pianiste exclusivement spécialisée dans Bach. « Mon répertoire a toujours été large et équilibré entre oeuvres connues et méconnues. Je joue de la musique contemporaine, je veux avoir une palette large tout en approfondissant l’interprétation de Bach, dont je veux enregistrer l’intégrale. »
La jeune Allemande convient que son parcours discographique est « étrange », puisqu’il a débuté avec le plus complexe, L’art de la fugue. « Mais rien n’empêche d’enregistrer une oeuvre deux fois », souligne-t-elle. Pour le programme de Carnegie Hall, elle a consulté son mentor. « J’ai discuté avec M. Schiff. Il m’avait entendue au festival de Lucerne jouer Alkan et, même si ce n’est pas du tout son répertoire, il l’a trouvé très bien, rare et représentatif d’une autre facette de mon jeu. »
Le concert d’Orford ne sera pas son premier au Canada. Schaghajegh Nosrati s’est produite une fois à la Vancouver Recital Society dans les Variations Goldberg en mars 2018. « On m’avait réinvitée, mais le concert a été annulé en 2020 en raison de la COVID-19. Ce sera donc ma seconde fois au Canada, et ma première au Québec. »
La direction d’Orford Musique a souhaité du Bach — ce sera la 2e partita — et du Brahms, un compositeur dont la pianiste a choisi l’Opus 116. Entre les deux, elle jouera la Sonate en mi bémol majeur, Hob. XVI : 52 de Haydn. Un rendez-vous précieux.
En concert cette semaine
Le Quatuor Calder joue Beethoven à Saint-Ambroise-de-Kildare au Festival de Lanaudière, mercredi 20 juillet, à 20 h.
La violoncelliste Elinor Frey est à la Maison Trestler, mercredi 20 juillet, à 20 h.
Pierre-Laurent Aimard déroule le Catalogue d’oiseaux de Messiaen en quatre étapes à partir de vendredi, à 22 h, au Festival de Lanaudière.