Le passé et l’avenir jazz du «bandleader» Chief Adjuah

Lors de sa dernière visite au Festival international de jazz de Montréal, en 2019, on l’appelait encore Christian Scott aTunde Adjuah. À l’aube de ses 40 ans, il est désormais Chief Adjuah, nouveau chef de la nation Xodokan, issue de la rencontre entre les esclaves s’étant libérés de leurs chaînes et les peuples des Premières Nations dans cette région du Sud américain qu’est la Louisiane. Ces marrons possèdent une tradition musicale vieille de plusieurs siècles qui se retrouve au coeur du nouveau cycle créatif que s’apprête à amorcer le brillant compositeur et trompettiste, en concert le soir du 5 juillet au Monument-National.
Il appert que Chief Adjuah, vive voix de la scène jazz américaine moderne, n’a pas passé sa pandémie à regarder Netflix. « Oh oui, tu vas en entendre, du nouveau matériel ! » promet le sympathique musicien, heureux de renouer avec le public montréalais, qu’il fréquente depuis le début de sa carrière. « Dès février 2023, on va présenter trois nouveaux albums originaux », sa deuxième trilogie, qui paraît six ans après The Centennial Trilogy.
Le premier album, « probablement celui que j’ai eu le plus de fun à enregistrer dans ma carrière », mariera ce répertoire ancestral des Black Indians au blues et au rock du XXIe siècle ; Adjuah inscrit le deuxième album « dans le canon de ce que j’ai déjà présenté », un jazz d’approche résolument moderneintégrant instruments synthétiques, pédales d’effets et références hip-hop, mais arrimé aux rythmes africains qui ont donné naissance au blues et au jazz dans sa ville d’origine, La Nouvelle-Orléans — un disque dans l’esprit de l’album double enregistré en spectacle Axiom, paru à l’été 2020 et qui, à travers ses longs et chatoyants grooves, évoque la richissime tradition musicale créole et africaine du berceau du jazz.
Le troisième album de cette série, qu’il présente comme étant musicalement très variée, mais unie sur le plan des thématiques, « souligne laperspective des femmes dans notre culture, à travers leur musique, leurs compositions. Il n’a pas encore de titre, mais ça sortira cet été », ajoute le musicien, en précisant avoir terminé l’enregistrement des trois albums.
Modernité et tradition
Autre détail pas banal : sur le premier des trois disques, Chief Adjuah ne joue d’aucune trompette. C’est qu’en plus d’avoir composé et enregistré cette trilogie, il a également passé sa pandémie à inventer deux nouveaux instruments de musique, baptisés Adjuah bows. Un électrique, l’autre acoustique, dont il joue sur ce premier disque et qu’il a bien hâte de montrer aux spectateurs mardi soir.
« Imagine une version du XXIe siècle d’instruments traditionnels, quelque chose entre la kora et le ngoni [sorte de petite guitare traditionnelle d’Afrique de l’Ouest], ces instruments que les esclaves ont apportés et qui sont à la base du blues. Je voulais créer une version de ces instruments qui soit de notre époque, vraiment cool et moderne », indique avec joie Chief Adjuah, qui a demandé conseil au maître de la kora Amadou Kouyaté afin de concevoir cet instrument unique.
Bon, c’est une chose d’inventer un instrument qui n’existait pas, en tout cas pas dans cette forme, mais c’en est une autre d’apprendre ensuite à en jouer, non ? « Bien sûr, mais tu sais, à la base, j’ai grandi dans un environnement où plein d’instruments différents traînaient partout », répond-il en faisant notamment référence à son oncle Donald Harrison Jr, compositeur et saxophoniste ayant, entre autres faits d’armes, intégré les Jazz Messengers d’Art Blakey dans les années 1980 et enregistré une poignée d’albums avec un quintette qu’il codirigeait avec le trompettiste Terence Blanchard.
« Et puis, j’ai toujours su qu’une ancienne mémoire habitait ces instruments. Lorsque je prends ces instruments dans mes mains, j’ai le sentiment que quelqu’un de mes ancêtres a en a joué auparavant ; ces instruments ne m’ont jamais paru étrangers. Cela dit, j’ai effectivement dû passer beaucoup de temps auprès de grands joueurs comme Amadou pour apprendre à maîtriser cet instrument. Je suis très excité de vous présenter ce nouveau son ! »
Mémoire et histoire
Sur l’album Axiom, Chief Adjuah et son orchestre ont repris une composition originale tirée de son album Stretch Music (2015) intitulée The Last Chieftain, dédiée à la mémoire de son grand-père Big Chief Donald Harrison Sr, mémoire qu’il garde vivante en acceptant à son tour le titre de chieftain de la nation Xodokan.
« C’est un titre qui vient avec plusieurs responsabilités, certaines sont clairement établies, d’autres que je devrai apprendre avec l’expérience, explique Adjuah. En général, lors des cérémonies comme le Carnaval ou le Mardi gras, le chef mène sa nation, sa communauté ou son quartier durant les processions. La figure de chef incarne l’image du père de famille, la paternité. Or, ce n’est pas qu’un titre de représentant d’une communauté devant les autres chefs de nations, mais aussi un modèle auprès des gens de notre nation ou de notre communauté, en plus de la dimension spirituelle, le chef incarnant toute l’histoire que nous ont léguée nos ancêtres. »