Arooj Aftab a trouvé ce petit quelque chose qui manquait

Il suffit parfois d’un coup de pouce du destin pour que l’inimaginable se produise. Attendue au Club Soda le 5 juillet, la compositrice Arooj Aftab menait ainsi paisiblement sa carrière en marge des musiques populaires. Férue de jazz, de minimalisme et de conception sonore, elle a reçu une formation en composition jazz au prestigieux Berklee College of Music de Boston avant de s’installer à Brooklyn, où son nom était déjà connu au sein de la communauté musicale d’avant-garde. Puis le monde ploya sous le poids moral infligé par la pandémie et découvrit non pas un antidote, mais un analgésique : Vulture Prince, son troisième album.
« Ouais », opine la musicienne d’origine pakistanaise en pesant ses mots, qu’elle prononce avec ce même débit rassurant qui donne tant de personnalité à ses albums. « Je pense que la pandémie a provoqué tant de deuils, de maladie, de frustration et d’isolement que ça nous a forcés à réfléchir à un tas de choses. Il me semble que, durant cette période, les gens se sont retrouvés face à eux-mêmes et à toutes ces choses si intenses qu’on vit sur cette planète. Je pense en effet que ma musique, par ses nuances, sa grâce, son caractère introspectif évoquant la nostalgie, l’espoir et le deuil, a servi de médicament pour bien des gens — c’est en tout cas ce qu’on m’a confié. »
Quelque part entre le folk, le jazz et la musique contemporaine, les poignantes chansons de Vulture Prince, dédiées à son frère décédé, abordent le sujet de la mort, mais sur un ton si serein qu’il inspire l’espoir. La voix soyeuse de la musicienne s’exprimant en urdu — hormis pour la seule chanson en anglais, Last Night, sur une rythmique reggae/dub — a ce caractère que l’on qualifiera de maternel, apaisant et réconfortant.
Entre le jazz et les traditions musicales du sous-continent asiatique, la conversation perdure depuis les années 1950 — pensons notamment aux albums Prayer to the East (1957) et Eastern Sounds (1961) du compositeur et saxophoniste Yusef Lateef. Des décennies plus tard, la compositrice d’origine pakistanaise ajoute le folk et la musique contemporaine à la conversation. « C’est dur pour moi de décrire ce qui, dans ma musique, est clairement jazz ou d’influence pakistanaise puisque c’est d’abord une musique qui m’est personnelle. De plus, je n’ai jamais étudié la tradition classique sud-asiatique, je ne pratique pas le soufisme, or je ne suis pas experte dans ces traditions. Je n’ai étudié formellement que le jazz, sauf qu’il y a tant de ces traditions et de ces cultures en moi, ne serait-ce que parce que j’ai grandi dans la capitale romantique de l’Asie du Sud », la ville de Lahore.
Arooj Aftab reconnaît toutefois toute l’influence qu’a sur sa musique, son chant spécifiquement, la compositrice et interprète Abida Parveen, légende vivante de la musique soufie du Pakistan, « d’autant que, n’ayant pas eu de formation classique, j’ai appris en écoutant ses enregistrements. J’ai eu la chance de la rencontrer à New York, peu après avoir eu mon diplôme à un moment où je me cherchais beaucoup, musicalement. »
« Ma musique ne peut pas se résumer à la superposition de deux traditions, poursuit-elle. C’est plutôt une rencontre naturelle entre le jazz, le folk, le post-classicisme et le minimalisme » — pour la petite histoire, on notera qu’au sein de son orchestre joue le guitariste Gyan Riley, fils du compositeur Terry Riley, souvent présenté comme le fondateur du courant minimaliste. « J’ai mis beaucoup de temps à arriver à cet équilibre sur Vulture Prince, et ce ne fut pas si simple. À chaque tentative, je trouvais toujours qu’il manquait un petit quelque chose… »
Qui s’est finalement matérialisé sur Vulture Prince, ainsi qu’en témoigne le retentissant succès qu’obtient l’album depuis sa parution. La veille de notre rendez-vous téléphonique, Arooj Aftab et ses musiciens étaient invités à donner un concert au Hall du prestigieux Barbican Centre de Londres, domicile du London Symphony Orchestra et du BBC Symphony Orchestra. Le lendemain, c’était au festival Glastonbury qu’on l’attendait, en début d’après-midi, avant les concerts annoncés de Billie Eilish, St. Vincent, Phoebe Bridges et Little Simz.
« Je pense que je n’ai pas encore absorbé l’importance qu’a prise aujourd’hui toute la facette de notre métier qu’est la tournée, souligne Arooj Aftab. J’avais déjà fait de la scène, voyagé pour donner des concerts, mais là, c’est rendu à un tout autre niveau. C’est vraiment amusant de jouer dans des lieux aussi différents, de voir les gens assister aux concerts, les salles qui affichent complet, c’est fou. »
Contrairement à ces précédents albums (tous aussi recommandables) Bird Under Water (2015) et Siren Islands (2018), Vulture Prince a été remarqué par de nombreuses publications et médias spécialisés, la bonne nouvelle s’étant rendue jusqu’aux oreilles d’un jury spécialisé de la Recording Academy, qui lui a décerné un Grammy l’hiver dernier (Best Global Music Performance, pour la chanson Mohabbat). Dans son pays d’origine, « les gens ont perdu la tête en apprenant la nouvelle ! » se réjouit Arooj Aftab. « C’était génial, intense, on a célébré ça ! Tu sais, le Pakistan a malheureusement mauvaise presse dans le monde, alors, lorsque quelque chose de positif comme ça arrive, les gens se dressent et célèbrent ça en grand, justement parce qu’ils ne sont pas souvent reconnus pour ce genre de victoires. »
Arooj Aftab sera en concert le 5 juillet, 21 h, au Club Soda, puis le 7 juillet au Festival d’été de Québec.