Kamasi en bonne compagnie

Glorieuse soirée hier au centre-ville alors que le festival revenait à son essence, le jazz, spécifiquement celui de l’étoile californienne Kamasi Washington, son rugissant saxophone et ses non moins vibrants accompagnateurs de son orchestre The Next Step. Saluons le geste : en plein samedi soir, le Festival international de jazz de Montréal offre sa plus grande scène au plus fougueux représentant de la nouvelle garde jazz américaine. Des dizaines de milliers de festivaliers ont répondu à l’invitation, recevant en pleine poire les assauts groovy du musicien.
Nous nous sommes mis à rêver devant le prestige de ladite invitation. Et si Kamasi Washington nous servait enfin la totale ? L’orchestre augmenté des choeurs qui tapissent son dernier album (triple !) Heaven and Earth, paru en 2018 ? Les cordes à satiété, les thèmes si riches enfin magnifiés en concert par une forme de big band à sa mesure démesurée ? L’occasion s’y prêtait, non ?
Eh ben non. Petite déception : le concert présenté hier soir n’était, dans sa forme en tout cas, pas tellement différent de celui qu’il nous avait présenté déjà deux fois au Métropolis – la dernière en juillet il y a quatre ans. Et comme la dernière fois, Washington a cherché à compenser sur scène le manque de collaborateurs par des interprétations explosives de ses compositions. Ça lui a réussi, le groove était ressenti jusque sur la rue Sainte-Catherine, mais en sacrifiant une partie de cette luxuriance orchestrale qui rend ses enregistrements si emballants.
Six morceaux ont occupé les 90 minutes de sa performance. En ouverture, The Garden Path, la seule nouvelle chanson que le compositeur et chef d’orchestre ait offert depuis le début de l’année et qui, croisons-nous les doigts, annonce la parution d’un nouvel album. Sans choeur, la chanteuse Patrice Quinn a redoublé d’ardeur, sa voix forte et ample donnait une âme à chacun des moments où elle fut mise à contribution.
Suivit la plus coulante Street Fighter Mas (de Heaven and Earth), la mélodie originale propulsée sur disque par un puissant choeur, . Prenant la parole, Kamasi Washington a alors présenté la récente Sun Kissed Child (2021) composée pour son jeune enfant, version augmentée par une succession de solos bien dégorgés, à commencer par celui du contrebassiste Miles Mosley (qui avait écrit sur son instrument « LIBERATE WOMEN » près du manche), suivi de celui de papa Rickey Washington à la flûte traversière, fiston bouclant l’affaire en perçant le groove de ses stridentes envolées.
C’était rugueux, free jazz brut dans l’esprit du Pharoah Sanders des grands albums pour Impulse !, assaisonné de funk. Un maximaliste, Kamasi Washington, qui en demande autant de ses collègues sur scène, Ryan Porter au trombone, ce diable de Cameron Graves maltraitant les ivoires au piano et les batteurs Antonio Austin et Michael Mitchell. Du gros son lourd laissant peu de place à la nuance, se concluant par l’épique Fists of Fury.
Or, pour la nuance, il nous aurait fallu bouder Kamasi Washington et demeurer au Monument-National pour entendre tout le concert de l’exquise Cécile McLorain Salvant, qui fut précédée par une courte performance (non annoncée) du Gentiane MG trio – que du nouveau matériel composé durant la pandémie et que les jazzophiles découvriront sur disque à l’automne.
La petite demi-heure passée auprès de McLorain Salvant était déjà du délice. La compositrice et interprète américaine, qui s’est adressée en français à son public durant toute la soirée, avait déjà de nouvelles compositions à présenter, un peu plus de trois mois après la sortie du superbe album Ghost Song. Ses accompagnateurs — pianiste, guitariste, contrebassiste et batteur – traduisaient toute la folie de son imaginaire musical, vif et mélodieux. Nous retrouvions en concert la force de l’interprète, théâtrale, habitée par ses textes.
Un mot, en terminant, à propos du compositeur et batteur Makaya McCraven, qui nous a fait vivre nos meilleurs moments jazz de cette première portion de festival. Jeudi, face au désistement à la dernière minute de la chanteuse Madison McFerrin et dans un Gesù à moitié plein, il aura offert le meilleur, le plus fulgurant des trois concerts programmés (tous très différents les uns des autres), son agile quartet jouant d’audace en déconstruisant le jazz et le funk avec des changements de rythmes et de tempo à couper le souffle.
Vendredi, il a revisité les bons vieux grooves du catalogue du label Blue Note en l’attirant vers le hip-hop et même le reggae / dub, invitant dans son orchestre deux nouveaux et fameux musiciens, Jeff Parker à la guitare électrique (qui donnait un solo jeudi dernier en soirée) et Joel Ross au vibraphone, fameux. Cette fois, le Gesù affichait presque complet ; en plus d’un rappel, McCraven a présenté Seventh String, le superbe premier extrait de l’album In These Times qu’il dévoilera le 23 septembre prochain.
Enfin, hier soir, toujours au Gesù à 18 h, McCraven devait se produire avec le saxophoniste Ravi Coltrane. À nouveau, manque de pot : un problème de communication entre leurs gérances respectives a fait manquer le bateau à Coltrane, remplacé in extremis par le trompettiste Keyon Harrold, connu pour ses accointances avec le monde du rap américain, ayant joué sur les enregistrements de Beyoncé, Jay-Z, Mac Miller, entre autres. Ce fut le plus bref des trois spectacles, le plus étonnant (très jazz-fusion en début de performance), le plus instable, surtout, alors que les musiciens « apprenaient à se connaître » tout en jouant ensemble, a dit le batteur. Frais, novateur, inspiré, McCraven a épaté avec sa série au FIJM.