Wesli raconte la musique créole à sa manière

Le concert de lancement du nouvel album Tradisyon de l’auteur-compositeur-interprète Wesli, à 22 h dimanche, pose un enjeu structurel au sens où l’entendent les ingénieurs en bâtiments : jusqu’à combien de musiciens pourra-t-il mettre sur la scène du Petit parterre avant qu’elle ne s’écroule sous leur poids ? La sécurité a tranché, ce sera sept, plus Wesli. Il aurait pu en inviter le double, histoire de rendre le plus fidèlement possible hommage à la multitude de genres, rythmes et influences musicales qui composent la « tradisyon » créole.
Quelle immense offrande que ce sixième album en carrière de Wesley Louissaint ! Dix-neuf chansons, compositions originales ou puisées dans le vaste répertoire des musiques troubadou et racin de Haïti, presque 90 minutes de splendides grooves élevant le musicien au rang des plus importants chantres de l’histoire musicale de la Perle des Antilles, avec Lakou Mizik et Boukman Eksperyans. Rien de moins.
Tradisyon, explique Wesli, « est dans la continuité de Rapadou Kreyol [album paru en 2018], mais de manière plus approfondie. Sur Rapadou, je mettais davantage l’accent sur les rythmes perdus, les aspects de la culture haïtienne en voie de disparition. Je continue dans cette démarche sur le nouvel album, mais en proposant en plus ma vision, mon avis, sur le futur de notre tradition. Prendre acte du passé pour proposer la culture musicale d’Haïti en 2022 et où elle se dirige ».
Une vision en deux temps
En vérité, Wesli ne nous dévoilera dimanche, au Festival international de jazz de Montréal, que la première moitié de sa vision de la culture musicale haïtienne d’aujourd’hui, puisque Tradisyon a été conçu comme un diptyque dont le second volet paraîtra à l’automne — nous pouvons déjà en goûter un aperçu avec l’étonnant extrait Bontan Iyalélé, une collaboration avec le Montréalais d’origine tchadienne Caleb Rimtobaye, alias AfrotroniX, qui rayonne sur le continent africain avec son interprétation afrofuturiste des rythmes traditionnels. « J’y fais un peu allusion au rap et à l’afro-trap, mais ça restera assez traditionnel ; un peu d’instruments électroniques, toujours dans ma proposition de protéger la tradition. »
Entre-temps, plongeons dans ce nouvel album. « L’idée, reprend Wesli, c’est d’explorer en profondeur la culture et la tradition haïtienne : la culture vaudouesque, la culture yoruba, la culture troubadou, qui se font entendre sur une autre forme de fréquence que les musiques actuelles comme le kompa. » Le musicien s’emballe alors dans une longue explication ethnomusicologique à propos de sa version d’Azounké en toute fin d’album, une chanson dans la tradition de la cour (« lakou », en créole) Daomé, près de Gonaïves, mais qu’il interprète sur la rythmique yanvalou emblématique de la culture vaudou. « Le rythme court toujours, mais on le danse relax ! Il y a beaucoup de contrastes sur cet album, pour bien exprimer toute la profondeur de la musique d’Haïti. Je crois que j’aurai besoin de plus que deux albums Tradisyon pour en faire le tour. »
Des références
Pour les initiés, l’album Tradisyon aura une valeur presque encyclopédique, avec sa ribambelle de rythmiques (banda, rara, petro, ganga, nago, congo, etc.) et ses références aux passeurs de la tradition musicale. Konté m rakonté m rend hommage à Éric Charles, l’une des magnifiques voix de la tradition troubadou. Samba et Wawa sé rèl O sont dédiées à deux monuments de la musique racin, respectivement Azor Rasin Mapou et Wawa rasin Kanga. Entre des coups de chapeau se glissent quelques invités de notre époque, Paul Cargnello sur la chanson reggae Le soleil descend et Kizaba sur Peze Café, torride sur ce moment presque funk et acoustique.
Or, les nouveaux convertis à la musique créole feront d’heureux rapprochements entre les grooves disséminés par Wesli et la musique afro-cubaine, plus familière. « C’est exactement ce qu’on appelle le troubadou ! » s’emballe le savant musicien. « Le troubadou haïtien est très latin, grâce à nos coupeurs de canne à sucre qui s’étaient rendus dans les champs de canne à Cuba et en République dominicaine avec leurs instruments : tres, ukulélé, et qui ont fait évoluer cette musique au contact avec le son d’ailleurs. De retour au pays, ils ont amené cette tradition, donnant à nos chansons une autre forme, une autre couleur. »
Enfin, Tradisyon recèle aussi une référence musicale totalement inattendue. Portez attention à l’introduction de l’hommage à Éric Charles, la chanson Konté m rakonté m : les orchestrations de violons, la guitare acoustique, une petite vingtaine de secondes avant que le rythme décolle. Mais oui, c’est dans Un musicien parmi tant d’autres d’Harmonium ! « En effet, j’ai utilisé cette gamme, cette succession d’accords ! Plusieurs personnes l’ont aussi entendue ! Ça sonne comme Harmonium dans l’intro, et un peu plus tard dans la chanson. Tu vois, mon intégration ici, au Québec, est sociale et musicale. J’espère amener quelque chose à la culture musicale d’ici, mais j’aime en prendre aussi, pour pouvoir intégrer ma musique dans la société, de la même manière que les Québécois m’ont intégré. »