Le classique dans l’air du temps

La présente décennie est en train de redistribuer bon nombre de cartes dans le milieu de la musique de concert, reflétant des considérations sociologiques. La pandémie y est pour beaucoup. Mais un vrai mouvement de fond touche la programmation musicale. Un institut vient pour la première fois de quantifier le phénomène.
La Sainte Trinité de touteinstitution culturelle — du moins, musicale — qui se respecte est désormais : diversité, représentativité, inclusion. Ce qu’on appellera, ici, par commodité la « DRI » est une très légitime préoccupation et une nécessité, une évolution naturelle des choses dans l’ensemble de l’écosystème musical.
Lorsque l’on considère, par exemple, la présence des femmes sur les podiums, nous observons que la vague amorcée il y a plusieurs années (notre premier article sur le phénomène date de début 2016) s’amplifie en nous amenant des talents de plus en plus intéressants.
Mais en matière de programmation, la DRI ne serait-elle pas subitement devenue un dogme ?
Un point de bascule
Le retour en arrière nous amène à mars 2020 et à l’arrêt des saisons musicales en raison de la pandémie. Sur ce désert, un événement apparemment non relié, le décès de George Floyd le 25 mai 2020, semble avoir déclenché, dans la foulée de Black Lives Matter, un véritable tsunami.
Évidemment le meurtre, atroce et révoltant, de George Floyd nous a tous amenés à nous interroger sur la place et la considération des uns et des autres dans la mosaïque de nos sociétés. Ces réflexions ont parfois pris des directions très inattendues. Un courant de pensée va ainsi amener l’Université d’Oxford, en mars 2021, à imaginer reconsidérer « l’hégémonie blanche », voire la « notation colonialiste » de la musique classique. Le Devoir a traité des dérives diverses de ce mouvement dans un article intitulé « Le canon musical classique dans la mire des décolonisateurs ».
Aux États-Unis, au sein des institutions culturelles et musicales, la réaction fut très rapide au printemps 2020. Les institutions dépendant de commanditaires privés, et les commanditaires ne pouvant pas prêter le flanc à quelque association avec qui ne prônerait pas une politique reposant clairement sur la « diversité, représentativité, inclusion », le risque était grand de voir bifurquer les commandites des sociétés privées du secteur de la musique vers ceux de la santé ou des sports. À défaut de pouvoir reformater la composition et la représentativité des orchestres, c’est le levier de la programmation qui servit à témoigner d’un éveil des consciences.
La reconfiguration programmatique dans le milieu musical fut miraculeusement permise par la pandémie. Cette dernière avait chamboulé le rapport au temps et à la planification dans la profession : tout ce qui se planifiait et se programmait à long terme (deux ou trois ans) pouvait désormais être modifié à deux ou trois semaines d’avis. C’est ainsi que Florence Price et William Grant Still sont rapidement apparus dans les programmes, webdiffusés entre autres.
Des chiffres et des noms
Les professeurs Rob Deemer et Cory Meals, de la State University of New York à Fredonia et de l’Université de Houston, ont réalisé pour l’Institute for Composer Diversity (ICD) une étude sur le répertoire des orchestres professionnels américains en 2022, publiée le 31 mai dernier.
Ils ont étudié le répertoire de dizaines d’orchestres depuis 2015 pour jauger les évolutions. Leurs constatations sont que : « les oeuvres de compositrices et de compositeurs de couleur ont globalement augmenté, passant de 4,5 % en 2015 à 22,6 % en 2022 », et que « les oeuvres programmées de compositeurs vivants ont augmenté globalement de 11,7 % à 21,9 %. »
Parallèlement, les oeuvres de mâles blancs décédés sont passées de 86,4 % en 2015 à 69,6 % en 2022. Les chercheurs concluent qu’il « y a eu des augmentations proportionnelles significatives des oeuvres programmées par des compositeurs vivants [en particulier des femmes compositrices vivantes] et par des compositeurs de couleur, et ce, de manière uniforme dans tous les orchestres ».
L’analyse plus fine des résultats montre que la tendance qui s’est accentuée en 2021-2022 était déjà amorcée, mais que l’effet Black Lives Matter est frappant. Si l’on additionne « Compositrices et compositeurs de couleur », on passe de 12 % en 2019 à 22,6 % en 2021-2022, avec un quasi-triplement pour « Compositeurs de couleur » et une augmentation de 50 % pour les femmes.
En croisant les deux critères, l’ICD comptabilise une augmentation de 1425 % de la programmation de musiques de femmes de couleur entre 2015 et 2022 ! Cette augmentation est de 1050 % pour les compositrices vivantes de couleur.
Chose intéressante, la part des compositeurs contemporains blancs était de 8,7 % en 2015. Elle est de 7,5 %. Deemer et Meals la jugent « stable ». On peut aussi considérer, plus mathématiquement, que c’est une chute de 14 %. Quand il s’agit d’un portefeuille financier, 14 % de baisse, ça compte !
Derniers pourcentages qui nous semblent pertinents : la manière dont se répartissent les 21,9 % d’oeuvres de compositeurs vivants : hommes blancs 34 % ; hommes de couleur 25 %, femmes de couleur 21 %, femmesblanches 20 %.
Si Joseph Bologne, « chevalier de Saint-Georges », et Lili Boulanger ont connu un regain d’intérêt notable, les quatre noms qui dominent de la tête et des épaules la nouvelle donne programmatique sont Florence Price et Jessie Montgomery chez les femmes, William Grant Still et Samuel Coleridge-Taylor chez les hommes. Parmi les noms encore inconnus ici dominent Gabriela Lena Frank et Anna Clyne.
Florence Price, dont Yannick Nézet-Séguin est le grand défenseur, est la première grande compositrice noire américaine ; Jessie Montgomery, 40 ans, de New York, qui mêle toutes les influences musicales, est le phénomène de l’année 2021, notamment depuis qu’elle a été nommée compositrice en résidence de l’Orchestre symphonique de Chicago ; Gabriela Lena Frank, Californienne de 49 ans d’ascendance sino-péruvienne-lithuanienne et juive, intègre des influences latino-américaines dans sa musique, alors qu’Anna Clyne, 42 ans, une Anglaise vivant aux États-Unis, compose dans un idiome moderne plus traditionnel.

William Grant Still et Samuel Coleridge-Taylor sont aux compositeurs masculins ce que Florence Price est aux femmes : les pionniers introduisant des idiomes afro-américains dans leurs musiques. Coleridge-Taylor était un Britannique, mais son oeuvre était très connue aux États-Unis.
Vers le dogme ?
Cette tendance est-elle faite pour durer ? Elle est en tout cas entérinée par la programmation de l’Orchestre Métropolitain en 2022-2023. Le Devoir s’en était d’ailleurs entretenu avec Yannick Nézet-Séguin plus tôt cette année. Il est vrai qu’en Amérique du Nord, toutes les institutions musicales se parlent et se rencontrent, avec pour résultat qu’au final, tout le monde finit par faire à peu près la même chose.
À ce titre, l’Institute for Composer Diversity (ICD) ne se contente pas de comptabiliser les choses, mais édicte dogmatiquement ses suggestions de « bonnes pratiques » et, pour faciliter le travail aux orchestres, publie en appendice une liste exhaustive d’oeuvres de compositrices et de compositeurs de couleur.
Le travail de lobbying est explicite : « L’ICD réfléchit depuis plusieurs années à des points de repère minimaux appropriés pour la programmation. » S’agissant de proportions considérées comme des « objectifs minimaux dans la programmation annuelle des orchestres », le « modèle » de l’ICD « fixe 24 % comme objectif minimum pour les oeuvres de compositeurs issus de groupes historiquement exclus et 16 % pour les femmes compositrices et les compositeurs de couleur. » Et l’ICD de statuer qu’« en plus de ces catégories plus larges, les orchestres devraient s’efforcer d’atteindre un équilibre minimum dans les oeuvres de femmes de couleur, d’hommes de couleur et de femmes blanches, vivants ou décédés, ainsi que d’hommes compositeurs blancs vivants ».
Parmi les questions qui ne sont pas posées, on listera : pour qui programme-t-on les concerts ? Le Canada a-t-il besoin de copier les États-Unis ? Ces revalorisations de compositeurs afro-américains et de compositrices amènent-elles un nouveau public, autrefois supposément « exclu », à se sentir désormais concerné par la musique classique ? Peut-être ces questions ne sont-elles pas tout à fait accessoires.
En concert cette semaine
Le Festival Opéra de Saint-Eustache se tient les 5, 7 et 10 juillet.
Le Festival de Lanaudière accueille Inon Barnatan mercredi, ainsi que Charles Richard-Hamelin et Marc-André Hamelin samedi.
Alain Lefèvre ouvre le Festival Orford musique vendredi 8 juillet.