Le triomphe du franglais à la radio

La musique québécoise vibre de plus en plus au rythme du franglais. Et ça s’entend sur les ondes des radios commerciales, où les pièces qui mélangent allègrement les deux langues sont tout de même comptées comme des chansons francophones en vertu des quotas, ce qui leur permet de jouer à forte rotation. De quoi « trigger », comme on dit dans la langue de FouKi et Loud, certains défenseurs du fait français, là où d’autres voient plutôt le simple reflet d’un joual en constante mutation.
« C’était important pour moi de faire de la musique dans la langue que les gens parlent. Et partout où je vais à Montréal, que ce soit à Montréal-Nord, à Côte-des-Neiges ou chez nous, à Verdun, c’est comme ça que les gens s’expriment. La langue est quelque chose qui évolue. En parlant de franglais, on impose une dualité entre le français et l’anglais qui n’a plus lieu d’être », soutient le musicien Mike Clay, qui a grandi dans l’ouest de Montréal avec un père anglophone et une mère francophone.
Meneur du groupe électro Clay and Friends, il est l’auteur du tube Bouge ton thang, exemple patent d’une chanson où langues de Shakespeare et de Molière ne font qu’un, comme en fait foi le refrain : « Get high to get down, come on / Bouge ton thang / comme si y avait personne d’autre ici / Oh, I’m so glad you can stay now ». Sur les radios francophones, Bouge ton thang fait pourtant partie intégrante du contenu franco, qui doit représenter 55 % des chansons jouées à heure de grande écoute, entre 6 h et 18 h.
Quotas francophones
Durant ce laps de temps, lundi, Le Devoira noté que la station montréalaise CKOI a diffusé une quarantaine de chansons dites francophones, dont une douzaine de titres sur lesquels l’anglais était également audible. Sur les ondes de la station WKND à Québec, au même moment, là encore, le quart des chansons en français étaient dans les faits en franglais, ou du moins empruntaient certaines expressions à l’anglais.
Parmi les tubes francophones de l’été, citons le chanteur originaire de Terrebonne Jay Scøtt, qui « feel alive » même s’il est « already dead » dans Matusalem, en duo avec le rappeur Koriass. Ou encore Roxane Bruneau, qui, dans son nouvel extrait I don’t know pas savoir, entonne : « Push your hands up dans les airs / I can’t sing right now / Ça sent l’swing fort, fort / I think I’m gonna lose my mind / So, on recommence encore ». Rappelons qu’un morceau est considéré comme francophone à la radio à partir du moment où au moins la moitié de la partie chantée est en français.
« On n’a jamais pensé imposer un quota pour les chansons en franglais, et je ne crois pas qu’on ait à le faire un jour. Il va toujours y avoir des artistes pour chanter uniquement en français. Nos artistes les plus populaires restent Les Cowboys Fringants et Marc Dupré, et jamais ils ne vont embarquer là-dedans. Il va toujours y avoir des artistes fiers de chanter en français, comme Ariane Moffatt et Patrice Michaud », soutient Étienne Grégoire, directeur musical chez Cogeco, propriétaire entre autres de CKOI et de Rythme FM.
Du bilinguisme au franglais
Le mélange de français et d’anglais n’est pas un phénomène nouveau sur les ondes radiophoniques au Québec. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, des chanteurs anglophones traduisaient entièrement leurs chansons afin de profiter des quotas de musique francophone. Here I Am de Bryan Adams, trame sonore du film d’animation Spirit, est ainsi devenue Me voilà, malgré le français laborieux du chanteur ontarien.
Puis, dix ans plus tard, la tactique pour cadrer avec les normes du CRTC a quelque peu évolué. Les groupes québécois qui poussaient normalement la note en anglais et les artistes du reste du Canada se sont mis à traduire leurs chansons pour le marché québécois, mais seulement partiellement. Certains passages demeuraient les mêmes que sur la version originale, alors que quelques couplets étaient chantés en français, le plus souvent en duo avec un artiste local. Ce fut le cas entre autres pour le succès Jet Lag de Simple Plan, qui a été commercialisé ici sous la forme d’un duo bilingue avec Marie-Mai, en 2011.
Aujourd’hui, ce bilinguisme laisse place au franglais, ce qui n’est pas exactement la même chose. Dans le franglais, l’anglais est pleinement intégré aux textes d’origine comme s’il s’agissait d’une seule et même langue. On peut l’entendre surtout dans le rap québécois, un genre qui s’amuse à mélanger et à déconstruire les mots et les expressions, en faisant fi de leur origine.
« Oui, ça laisse transparaître que l’anglais est de plus en plus présent dans notre culture. Mais c’est là-dessus qu’il faut agir si l’on veut protéger notre langue. Il ne faut pas viser les artistes, qui ne sont que le miroir de ce qu’est la société en ce moment », ajoute Luis Clavis, membre de Qualité Motel, qui verse dans le franglais sur certaines de ses chansons.
Luis Clavis s’en défend : le franglais n’est pas une béquille pour les auteurs-compositeurs. Il n’est pas synonyme de paresse ou de nivellement par le bas, souligne-t-il. « Je ne trouve pas que l’usage du franglais dans le rap “queb” est problématique, parce que ça s’entend que les gens qui l’utilisent dans leurs chansons connaissent bien le français. Quand j’entends Lary Kidd faire référence à Emil Cioran dans l’un de ses textes, je trouve ça rassurant. »
Sempiternel débat
Professeure de musicologie à l’Université Laval, Sandria P. Bouliane abonde dans le même sens. Le franglais n’est pas une menace pour l’identité québécoise. Et surtout, ce débat autour de la qualité de la langue en musique populaire a un air de déjà-vu.
À la fin des années 1960, les sacres et les anglicismes dans les chansons de Robert Charlebois choquaient. En France, ce sont les paroles dans le rap et la musique urbaine qui dérangent à l’heure actuelle. Moins à cause de l’anglais, dans ce cas-ci, que par l’omniprésence de l’argot des banlieues, avec ses influences puisées dans l’arabe parlé du Maghreb et les dialectes africains.
« La chanson québécoise, qu’elle soit en français ou en franglais, doit être davantage mise en valeur. Ce n’est pas normal qu’on n’entende que les succès anglo-saxons de l’heure dès qu’on va quelque part », renchérit Sandria P. Bouliane, qui préfère conclure ainsi plutôt que de jeter la pierre aux artistes.