L’urgence de la musique

Prenant prétexte de nouvelles nominations à l’Ordre des arts et des lettres du Québec, Le Devoir vous invite dans l’imaginaire d’artistes dont le travail exemplaire fait rayonner la culture.
« Je n’ai jamais eu conscience de vouloir devenir musicien. Je l’étais. Cela faisait intrinsèquement partie de moi. Je ne peux pas me souvenir d’un moment où j’aurais voulu l’être. »
Petit, il s’intéresse à la chimie, comme plusieurs garçons de son âge. « Je me souviens que je fabriquais des fusées que nous lancions vers le ciel. » Mais son ciel, le seul, demeure la musique.
« Tout n’est que musique. Le monde est une ondulation, dans sa nature profonde. Il existe des macro-ondes comme des micro-ondes. » Et Walter Boudreau de lancer un rythme sur la table qui nous sépare. « Si j’accélère au rythme de 440 battements par seconde, j’obtiens la vibration de la note la. » Et s’il parvenait à produire un million de milliards de vibrations à la seconde, explique-t-il, nous nous trouverions en présence de la lumière. « Tout est question de vibration… La musique se nourrit d’obstacles mathématiques et, en même temps, c’est une affaire profondément sensuelle. C’est extraordinaire ! »
Est-ce encore l’enfance qui continue de vibrer en lui ? « Ma mère était une pianiste respectable. Elle avait étudié au collège Villa Maria. Elle me jouait du Bach au piano. » Elle joue aussi de l’orgue à l’église, où le petit Walter pourra chanter. « J’ai entraîné très tôt mes oreilles à la grande musique, mais pas forcément aux grands musiciens ! »
Aucune nostalgie du temps des curés tient à préciser Walter Boudreau. « Je ne suis pas du genre nostalgique d’un supposé “bon vieux temps”. Je suis tout à fait à même d’identifier des carences dans ce qui se faisait alors. » Tout de même, observe-t-il, quelque chose a été perdu en chemin. « Il y avait une présence de la musique en société qui était valorisée. On enseignait la musique. Pourquoi désormais l’État ne s’occupe-t-il pas des arts ? C’est sur lui qu’il faudrait compter. Les critères qui sont désormais mis en avant n’ont aucun sens. Si l’excellence n’est plus une cible, qu’est-ce qu’on vise alors ? Chaque génération traverse son calvaire, il faut croire… »
À Sorel, où il se retrouve élevé par sa grand-mère, Walter Boudreau voit depuis sa chambre, de l’autre côté de la rue, le studio où il apprend la musique. Impossible de ne pas y penser. Le saxophone sera bien vite l’instrument de référence pour Walter Boudreau. « Mon grand-père était agnostique. À la maison, on me lisait, en anglais, l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain de Gibbon. » Dans cette famille, on refuse vite la mainmise de l’Église.
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Le reste de la série «Passion création»« Il n’y avait pas Internet. Tout le monde n’avait pas le téléphone. La musique était partout. Chez un très grand nombre de familles, on trouvait un piano. Le contexte favorisait la musique. On se réunissait beaucoup. Les gens n’étaient pas enfermés avec leurs cellulaires. »
À 14 ans, ce futur pape de la musique contemporaine au Québec appartient à un groupe rock, les Majestics. « Bruce, notre chanteur, va se faire connaître avec les Sultans ! Je découvrais que la musique populaire me donnait un statut particulier. J’étais populaire ! Et je pouvais en même temps écouter aussi les fugues de Bach tous les soirs. »
Il se passionne aussi beaucoup pour le jazz. « J’étais ouvert à tout. Il faut toutes sortes de choses différentes. » Le poète Gaston Miron répétait que les belles fleurs, en littérature, poussent dans le fumier. Autrement dit, qu’il faut un milieu riche et varié pour que jaillisse quelque chose de remarquable. Walter Boudreau ne dit pas autre chose en parlant de musique : « J’ai envie de dire que c’est de la merde que sort la vie ! »
C’est grâce à la radio publique qu’il découvre la musique contemporaine. Walter Boudreau ne cesse de vanter cette école que peut constituer la radio. « J’ai découvert la musique contemporaine avec Serge Garant à la radio. Nous n’avons plus d’émission de ce type à la radio. » Boudreau est un fidèle auditeur de l’émission Musique de notre siècle qu’anime ce compositeur, pianiste et chef d’orchestre. En 1967, Serge Garantprenait la direction de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), fondée par Jean Papineau-Couture, Maryvonne Kendergi, Wilfrid Pelletier et Hugh Davidson. Cette institution de la musique contemporaine, Walter Boudreau va à son tour en assurer la direction pendant trente-trois saisons. Il tire sa révérence cette année. « Mais j’ai déjà préparé toute la prochaine saison de la SMCQ, la 34e. »
Qu’est-il arrivé à la mission culturelle de la radio publique ? « C’est un virage à droite total auquel nous avons assisté. Il y a eu une démission ignominieuse de nos dirigeants face à la culture. Les grandes radios publiques entretiennent en principe des orchestres. Elles commandent à tout le moins des pièces aux compositeurs. Elles organisent des concours musicaux pour les interprètes. Tout ça a pris le bord ou presque. Ici, en fait, il n’y a rien. Il ne reste plus qu’un seul objectif : faire de l’argent, attirer le plus de monde possible, ce qui est la même chose. L’éducation a pris le bord. »
Walter Boudreau évoque les exemples de l’Orchestre philharmonique de Radio France ou celui de la BBC en Angleterre. « Ici, qu’est-ce qu’on a ? Rien. »
Ce qui se vit à la radio publique à l’égard de la culture constitue une fenêtre ouverte sur une démission collective qu’il fustige. « Ce que nous visons est un recul abominable. On nous ment sur des artistes, en laissant croire que toutes sortes de critères bidon doivent prendre la place de la qualité, de l’excellence. Prenez ce qui se passe au Conseil des arts du Canada. L’excellence n’est plus un critère ! C’est scandaleux. On a abandonné l’esprit de recherche, selon moi. Le pendule est passé de l’autre côté. » Pour lui, l’heure est à l’urgence. À l’urgence de la musique.