L’âme de bâtisseur de Rafael Payare
Cette semaine, Rafael Payare mettra un terme à la saison 2021-2022 de l’OSM, dont il est le directeur musical nommé en janvier 2021. En Californie, où le Symphonique de San Diego l’a mis sous contrat dès 2018, il élargit le public, a inauguré une scène extérieure, vient de publier un premier enregistrement et s’est engagé dans la rénovation de la salle de concert. Le Devoir est allé tâter le pouls de « l’effet Payare » à San Diego, car Montréal pourrait bien être aussi le terrain d’un grand projet.
L’endroit, le Rady Shell, est saisissant : le bord de mer, le port, les odeurs marines, une coquille blanche géante avec un orchestre dedans. C’est ici que Rafael Payare a rassemblé 7000 personnes vendredi et samedi pour la 9e Symphonie de Beethoven. « Notre salle de concert a une capacité maximale de 1900 places. Voyez l’expansion ! » Rafael Payare se réjouit d’avoir doublé son auditoire, grâce à cet endroit inauguré en août 2021, où une partie du public, attablé, soupe avant et à la pause du concert, un service réglé aux petits oignons, mis en place sur le modèle du Hollywood Bowl à Los Angeles.
Quand je suis à la tête d’une institution, je cherche à amener tout le monde dans un voyage. Quand nous faisons ceci ou cela, il y a toujours une raison.
Lorsqu’on a le privilège de disposer d’une heure pour discuter avec Rafael Payare, on se rend compte de l’importance de la construction chez ce musicien. « Mon premier rendez-vous, ici, avec la directrice de l’orchestre, Martha Gilmer, a débuté à 10 h et a fini à 19 h. Nous avons parlé de ce que nous voulions faire, le squelette, la structure. Ultérieurement, nous avons discuté des façons d’y parvenir, tout en amenant l’auditoire avec nous et en rendant les choses passionnantes pour tous. »
Martha Gilmer, qui a œuvré pendant trois décennies au développement du public et à la planification artistique du Symphonique de Chicago, est la force motrice qui a mené à la construction de Rady Shell, en collaboration avec les autorités portuaires de San Diego, et à l’engagement de Rafael Payare.
Fidèle et déterminé
San Diego et Montréal sont « deux villes avec deux traditions et deux auditoires très différents ». En Californie, Payare construit, explore et cherche à ancrer des habitudes, selon ses propres termes. Mais, dans les deux villes, il procède en examinant de près le répertoire joué pendant les vingt dernières années.
« J’ai mon répertoire et je cherche les besoins. Le but n’est pas de faire de jolis concerts avec des solistes sympathiques. Quand je suis à la tête d’une institution, je cherche à amener tout le monde dans un voyage. Quand nous faisons ceci ou cela, il y a toujours une raison. »
À San Diego, Payare a débuté par un contrat de trois ans. « Je suis venu ici parce que je crois qu’on pouvait atteindre des objectifs, un niveau d’excellence. Et c’est pour cela que j’ai prolongé mon contrat, au-delà des trois années initiales, même si j’avais déjà Montréal. J’aurais pu les laisser tomber une fois que j’avais Montréal, mais ce n’est pas mon genre. »

D’ailleurs, l’équation est la même au Québec : « Je suis venu pour les mêmes raisons à Montréal. Je n’ai pas accepté parce que l’orchestre est prestigieux, mais en raison de la chimie avec les musiciens, d’un projet et de l’entente avec l’équipe de programmation, conscient que l’on pourrait atteindre un objectif. »
Le chantier musical à Montréal va de soi. Avec de nombreux postes vacants et des départs à la retraite qui vont s’enchaîner à des postes cruciaux, Rafael Payare se trouve dans la situation de Charles Dutoit dans les années 1970 : il va devoir engager beaucoup de musiciens et forger l’OSM du futur.
Dès 2014
Ainsi, le chef vénézuélien se retrouve dans une position de bâtisseur. Cette mission lui est tombée dessus presque par hasard dans son premier poste à l’Orchestre d’Ulster. « J’ai commencé en septembre 2014, et on ne savait pas si l’orchestre allait survivre après le mois de décembre. La “chimie” avec les musiciens était formidable, et je me disais que, si on passait le cap, on allait pouvoir faire de grandes choses. » L’orchestre a été sauvé, mais, la 2e saison étant encore lestée par les déficits, Rafael Payare a consenti à des compromis artistiques qu’il se jure de ne plus refaire. « Mais nous avons travaillé le son avec Beethoven, testé les limites avec Tchaïkovski avant d’attaquer Brahms. Et dans ma 5e saison, on programmait Strauss et Chostakovitch : l’orchestre [62 musiciens à la base] n’avait jamais joué avec cette taille. »
À San Diego, Payare a déjà attiré une étiquette nouvelle, Platoon, qui a distribué l’enregistrement de la 11e Symphonie de Chostakovitch : « C’était mon 6e concert avec l’orchestre, le jour de mon 40e anniversaire. Un concert fantastique, sans retouches. Nous avons été heureux que le label vienne vers nous, car l’Orchestre symphonique de San Diego mérite vraiment d’être entendu. » Le chef est en réflexion sur la politique éditoriale concernant l’OSM. Il apprécie le support physique et note qu’à part certaines plateformes (sauf Tidal, Idagio, Qobuz), « une part de ce que nous faisons s’en va dans le streaming alors que nous travaillons très dur sur la matière sonore ».
Exposition
Protestants et catholiques en Irlande du Nord, gens de toutes origines à San Diego doivent être exposés à la musique. « Le parc dans lequel est situé Rady Shell invite les gens à la promenade. Jadis en été, ils construisaient une scène amovible estivale. La structure permanente attire les gens comme un aimant », se réjouit le chef, car, un jour, ils viennent écouter un concert. Greffer des nouveaux venus autour d’un auditoire fidèle, c’est son objectif en Californie.
« Lors de ma première année, nous avons donné un concert gratuit d’une heure au stade de base-ball. La pelouse était pleine. Après le concert, un des bénévoles du stade d’une cinquantaine d’années est venu me voir et m’a dit : “vous sembliez avoir beaucoup de plaisir. Je suis passé toute ma vie à côté de cette musique. Je pense que je devrais en écouter davantage”. » En Irlande du Nord, Payare jouait, portes ouvertes, dans un centre limitrophe aux deux communautés : « Les gens pouvaient entrer et sortir juste pour le plaisir d’écouter de la musique, sans réaliser qui ils côtoyaient. Venant d’El Sistema je pense que l’exposition à la musique est la chose la plus importante, car on ne peut jamais prévoir les bienfaits qui en résulteront. »
Quant à la pression du triptyque inclusion-représentativité-diversité sur la programmation, Rafael Payare reste modéré : « Je ne vais jamais programmer dans le but de cocher une case. Il y a des pièces qui ont été négligées ou exclues et méritent d’être entendues, beaucoup ne le méritent pas, même dans le répertoire traditionnel, où il y a des œuvres surjouées qui ne sont pas si bonnes. »
Christophe Huss est l’invité de l’Orchestre symphonique de San Diego.