De la pertinence des intégrales d’artistes

Le format pratique du disque compact et sa baisse de valeur intrinsèque ont donné lieu à la publication de coffrets où le prix unitaire du CD équivalait plus ou moins à 2 dollars.
Photo: Deutsche Grammophon and Decca Le format pratique du disque compact et sa baisse de valeur intrinsèque ont donné lieu à la publication de coffrets où le prix unitaire du CD équivalait plus ou moins à 2 dollars.

La publication d’imposants coffrets d’enregistrements de deux anciens directeurs musicaux du Philharmonique de New York, Pierre Boulez et Kurt Masur, appelle non seulement à commenter ces coffrets, mais aussi à mettre en perspective l’intérêt de certaines intégrales pour les discophiles.

Avec la baisse de pénétration du support physique dans le marché, les éditeurs se sont mis à compiler. Cette tendance date d’il y a 20 ans déjà. Totalement absent au temps du microsillon, le phénomène a fait s’entrechoquer deux types de construction de catalogues et de collections.

Collision de logiques

 

Traditionnellement, le disque documente l’œuvre d’un compositeur enregistrée par un artiste. Cela amène une logique de construction de catalogues et de collections par compositeur. Les discothèques sont organisées d’Adolphe Adam à Alexander Zemlinsky.

Déjà, du temps du microsillon, des « récitals » étaient occasionnellement publiés, par exemple des compilations de pièces de virtuosité. Mais si l’on rendait hommage à Toscanini, par exemple, c’était par la publication groupée de volumes séparés répondant à la logique précitée.

Le format pratique du disque compact et sa baisse de valeur intrinsèque ont donné lieu à la publication de coffrets où le prix unitaire du CD équivalait plus ou moins à 2 dollars. On a alors vu fleurir des anthologies consacrées à des interprètes (Abbado, Argerich, Maazel, Karajan, etc.) et même à des collections (Decca Sound, Mercury, Seon, Phase 4).

La conséquence fut, pour la première fois, l’accumulation de duplications par des publications croisées. Certes, un éditeur comme Philips (devenu Decca) nous vendait le CD à 2 dollars, mais il pouvait nous vendre Une vie de héros de Strauss par Bernard Haitink en CD séparé, dans un coffret Richard Strauss, dans un coffret Haitink: The Philips Years et dans le cube Philips: The Stereo Years. S’il s’était agi plutôt du Don Quichotte du même Strauss avec Heinrich Schiff, se serait ajouté le coffret Heinrich Schiff: Complete Recordings on Phillips.

Commenter Boulez, The Conductor: Complete Recordings on Deutsche Grammophon and Decca, 84 CD et 4 Blu-Ray publiés par Deutsche Grammophon et Kurt Masur: The Complete Warner Classics Edition, 70 CD édités par Warner, c’est devoir garder à l’esprit que l’on observe le basculement complet du catalogue d’une « logique de compositeur » à une « logique d’interprète ». Chacun doit alors évaluer, à l’aune de sa propre discothèque, l’incidence, le clash entre ces logiques. « En avez-vous vraiment besoin ? » selon la formule désormais consacrée !

Redondance

 

Certaines parutions ne posent guère de problèmes. Par exemple, le coffret Sony consacré aux enregistrements monophoniques d’Eugène Ormandy : 152 enregistrements jamais officiellement publiés en CD auparavant. Le coffret Decca de Zoltán Kocsis nous permet de comprendre enfin l’importance exceptionnelle de cet artiste. Bien des enregistrements avaient disparu du catalogue, et ce bloc dense consacré au pianiste hongrois est essentiel. Enfin, lorsque Erato a rassemblé en 2019 pour le marché japonais les enregistrements de Jean-François Paillard, ils étaient considérés comme « périmés » en Occident et indisponibles depuis longtemps. Pourtant, Paillard avait encore nombre de nostalgiques admirateurs.

Abbado est le total contre-exemple. Ses enregistrements n’ont pas cessé d’être édités et réédités, même en coffrets : Abbado dirige Beethoven, Mahler, Bruckner, Mozart. Ensuite, Abbado symphoniste et Abbado chef d’opéra. Enfin, Abbado à Berlin, Abbado à Vienne et Abbado à Londres. Tout cela se recoupait.

C’est, il faut bien le dire, le cas de Pierre Boulez. Le beau gros coffret se signale par une catastrophe évitée de justesse. DG avait oublié les concertos de Ravel avec Pierre-Laurent Aimard et les a ajoutés à la sauvette sur le CD 84. Mais pour le reste, ce n’est que nous resservir, exhaustivement, des choses qui ont toujours été accessibles et publiées intelligemment. En CD isolés puis en coffrets « Boulez-Bartók », « Boulez-Stravinski », « Boulez-Mahler » ou « Boulez-musique française ». Il y a même eu un cube « Boulez XXe siècle ». Alors qui peut bien s’intéresser à Boulez et ne pas, au minimum, avoir, chez DG, « Boulez-Bartók » et « Boulez dirige Debussy et Ravel » ? Quel fan fini n’a pas son « Boulez par Boulez » ?

En concert cette semaine

Liza Ferschtman et Ivan Karizna jouent le Double Concerto de Brahms sous la direction de Juraj Valčuha à l’OSM, à la Maison symphonique, mercredi et jeudi
à 19 h 30.
Les Violons du Roy et I Musici se réunissent sous la direction de Jean-François Rivest, à la salle Pierre-Mercure, jeudi à 19 h 30 et au Diamant de Québec, samedi à 19 h 30.
Francis Choinière dirige Carmina Burana, à la Maison symphonique, le samedi 28 mai à 19 h 30.

Qu’y a-t-il ici de plus ? La version Blu-ray du Ring de Chéreau (qu’on a aussi en audio dans la boîte), très bien ravalée par rapport à l’horrible édition DVD initiale, et des enregistrements « hors champ », parfois exceptionnels (8e Symphonie de Bruckner), parfois affligeants (Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss, Gran Partita de Mozart) et un réenregistrement raté des œuvres d’Edgar Varèse. Deux petites raretés pointues : une 6e de Mahler « alternative » en concert avec la Staatskapelle de Berlin en 2009, et un prélude de Tristan avec l’Orchestre des Jeunes Gustav Mahler (CD 84).

Qu’apprend-on, musicalement ? Rien. Pourquoi se priverait-on de Solti ou de Dorati qui ajoutent de la chair dans Bartók ? Le coffret Ravel-Debussy ou le cube XXe siècle, selon vos goûts, suffisent largement. Notez que ce coffret vient en complément du coffret Sony qui couvre la période New York, en rien moins pertinente. Boîte superflue pour collectionneurs fortunés.

Kapellmeister devenu icône

 

Le coffret Kurt Masur est à peine plus intéressant. Warner s’abreuve à deux catalogues : EMI et Teldec, en Europeet à New York. Avant 1989, Masur était l’indéboulonnable chef du Gewandhausorchester de Leipzig. Il gravait des disques pour le marché est-allemand publiés par le monopole VEB-Deutsche Schallplatten Berlin sur étiquette Eterna. VEB signait des licences à l’Ouest qui échouaient chez Philips (Beethoven, Brahms), Eurodisc-BMG ou EMI (concertos de Prokofiev avec Beroff, musique orchestrale de Liszt). EMI publia aussi un affreux concerto de Beethoven avec Menuhin en 1981, puis un bon triple concerto (Hoelscher, Schiff, Zacharias).

Après 1985, l’étiquette Teldec, en reconstruction, eut l’idée de nourrir des licences VEB de Masur. À la clé, l’insurpassée intégrale Mendelssohn et le début d’une honorable (sans plus) intégrale symphonique Tchaïkovski achevée en 1990 et 1991 avec la 2e,la 3e et Manfred. Dès la chute du Mur, Masur enregistra aussi quelques CD avec le Philharmonique de Londres, dont le chef, Klaus Tennstedt, s’est retiré en 1987 pour des raisons de santé.

Masur, qui s’était opportunément placé en tête de cortège des manifestants est-allemands à l’été 1989, devient une vedette en Occident et, avec James Levine ou Daniel Barenboim, un des stakhanovistes de l’enregistrement à l’époque de gloire du CD. Il servait en cela les intérêts de Teldec, l’ancien Telefunken, vendu à Time Warner en 1987 et que Warner voulait lancer en grand dans le classique face à DG, Sony et EMI en 1990.

Le problème de Masur est qu’il n’a toujours été qu’un solide et habile Kapellmeister (maître de chapelle) régional avec des connaissances d’un certain répertoire (Mendelssohn, Beethoven, Brahms). De là à en faire une conscience musicale et une star planétaire du disque, il y a un très grand pas…

Mais Teldec grava 10 CD entre février 1990 et juin 1991 et cette soif de thésaurisation perdurera lorsque le Philharmonique de New York verra dans cette autorité musicale du répertoire germanique le successeur de Zubin Mehta. Teldec sera là pour enregistrer le concert inaugural en septembre 1991, la 7e de Bruckner. C’est, ici, le CD 32 et la saga nous mène en 1999 au CD 69, le 4e Concerto de Beethoven avec Hélène Grimaud. La même année, Warner fermera Teldec du jour au lendemain.

Entretemps, Masur avait fourni au catalogue une intégrale Brahms, les 8e et 9e de Dvořák, le Boléro de Ravel et les classiques usuels. Bref : l’illusion d’une importance artistique. Tout cela est majoritairement propre et bien joué. Parfois très froid (Brahms : Un requiem allemand), presque jamais mémorable. Si l’on réécoute des CD totalement oubliés comme la 5e de Prokofiev de 1994 ou Shéhérazade de 1997 (comme Alexander Nevsky à Leipzig en 1991), on ne crie jamais à l’injustice. C’est oublié, car ce n’était pas mémorable.

Que reste-t-il ? Mendelssohn, encore et partout, y compris Elias gravé avec le Philharmonique d’Israël en 1992 et quelques œuvres que Masur aimait : la Symphonie de Franck, Babi Yar de Chostakovitch, plus des accompagnements comme les débuts de Vengerov. C’est bien trop peu par rapport à l’investissement. Les coffrets Liszt et Mendelssohn à Leipzig existent depuis longtemps et satisfont aux besoins.

Boulez, The Conductor

Complete Recordings on Deutsche Grammophon and Decca DG, 84 CD, 486 0915

Kurt Masur

The Complete Warner Classics Edition Warner, 70 CD, 0190296611551



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