Dakh Daughters, la tournée plutôt que l’exil

Le travail des Dakh Daughters est d’autant plus urgent aujourd’hui qu’il vise précisément à revaloriser cette culture ukrainienne que le pouvoir russe cherche tant à oblitérer de l’histoire par la guerre.
Photo: Igor Gaida Le travail des Dakh Daughters est d’autant plus urgent aujourd’hui qu’il vise précisément à revaloriser cette culture ukrainienne que le pouvoir russe cherche tant à oblitérer de l’histoire par la guerre.

La pandémie a empêché les Dakh Daughters de se produire au Festival international de musique actuelle de Victoriaville (FIMAV) en 2020, mais Vladimir Poutine ne les arrêtera certainement pas en chemin vers les Bois-Francs. Le 19 mai, l’ensemble féminin qui met à jour le folklore et les chants populaires ukrainiens en les mariant à la musique de cabaret, au jazz et à la musique contemporaine ira défendre son pays avec l’art, assure l’actrice, chanteuse et violoncelliste Natalka Halanevych lors d’une entrevue accordée au Devoir depuis la Normandie, où les Daughters montent non pas un, mais deux nouveaux spectacles.

Le premier, celui qu’elles présenteront au FIMAV, a été baptisé Ukraine en feu (Ukraine on Fire), « une version adaptée du concert que nous présentions depuis la sortie du dernier album »Make Up, paru en février 2021. Cette nouvelle version, qui tient forcément compte de l’invasion menée par l’armée russe depuis le 24 février, comprend des chansons de leurs trois albums — If (2016) et AIR (2019) et le plus récent — et de nouvelles musiques accompagnant des textes inédits récemment écrits par les musiciennes.

Le travail des Dakh Daughters est d’autant plus urgent aujourd’hui qu’il vise précisément à revaloriser cette culture ukrainienne que le pouvoir russe cherche tant à oblitérer de l’histoire par la guerre qu’il fait subir au peuple du pays.

« Puiser dans le répertoire traditionnel et folklorique de l’Ukraine souligne la dimension spirituelle de notre démarche, précise Natalka. Nous cherchons à faire revivre des textes écrits il y a longtemps, mais dans un contexte contemporain. Pas pour en changer le sens, mais pour lui en redonner un. Et si on adapte des textes d’ailleurs — ceux de Kipling, par exemple — sur des musiques d’Ukraine, c’est pour souligner les liens qui nous unissent avec les autres peuples européens. Une chose très importante que cette guerre démontre, c’est combien il est essentiel de faire preuve d’humanité entre les peuples, parce que nous partageons les mêmes valeurs que ceux qui nous soutiennent. »

Un front artistique

 

L’autre production sur laquelle travaille aujourd’hui Dakh Daughters se nomme Danse macabre et sera présentée en première le 16 juin, au Théâtre de l’Odéon, à Paris. « C’est un projet auquel on réfléchit déjà depuis un an, explique celle que l’on surnomme Bida. Nous réfléchissions déjà à ce concept d’œuvre à propos de notre attitude face à la mort. Avant le 24 février, nos réflexions étaient plutôt abstraites ; évidemment, elles se sont précisées face aux événements tragiques qui se déroulent dans notre pays. »

« On peut dire que ce spectacle est devenu beaucoup plus documentaire que ce que nous avions imaginé auparavant, bien que cela demeure un geste artistique », poursuit Natalka, expliquant avoir composé de nouvelles chansons à partir de leurs textes et de messages que leurs proches ont publiés sur Facebook ces dernières semaines « dans lesquels ils témoignent des événements affreux et tragiques qu’ils vivent. C’est important pour nous de raconter cette guerre à travers l’art ; pour le moment, nous vivrons l’expérience avec le public européen, mais on espère pouvoir bientôt présenter ce spectacle en Ukraine ».

Chanter, danser et jouer ne se fait pas en vain pour ces artistes d’Ukraine. « Évidemment, il y a une dimension militante dans tout ce qu’on fait, puisque, avant d’être comédiennes, nous sommes citoyennes, souligne Natalka. Nous faisons de l’art engagé, nous constituons un front artistique, car lorsqu’on voit comment notre armée se bat contre un ennemi dix fois plus important en nombre, on ne peut rester indifférentes. » Fondé il y a une dizaine d’années par des musiciennes et actrices membres de la compagnie théâtrale Dakh, au cœur de Kiev, Dakh Daughters a l’habitude de mener plusieurs projets artistiques de front : une des musiciennes fait également partie du groupe punk Perkalaba, une autre du collectif folk fusion DakhaBrakha (en spectacle le 15 juillet au Festival d’été de Québec), auquel collabore aussi le mari de Bida, Marko Halanevych, présentement en tournée aux États-Unis pendant qu’elle prépare les concerts des Daughters et s’occupe de leurs deux jeunes filles. Le théâtre Dakh, inauguré au milieu des années 1990, est le port d’attache artistique de tous ces projets.

« On forme une grande famille, dit Natalka. Ensemble, nous avons traversé trois moments importants de notre histoire commune : la révolution Orange [2004-2005], la révolution de la place Maïdan [2014], et maintenant cette guerre » qui donne du poids à leur mission : défendre l’Ukraine avec l’art. Pour l’instant, le théâtre a été épargné par les bombes, confirment Bida et son ami traducteur Oleg Sosnov, responsable des projets culturels à l’Institut français de l’Ukraine, invité à se joindre à notre conversation. « On vit des hauts et des bas dans la capitale, dit-il pour résumer ce qu’il traverse à Kiev depuis le 24 février. La situation s’est tout de même stabilisée ; on entend des sirènes de temps en temps pour nous prévenir des attaques aériennes, mais je reste chez moi en ce moment. »

Oleg sert de passerelle entre le milieu culturel ukrainien et français, car c’est lui qui a organisé les premiers concerts des Dakh Daughters à Paris, il y a plusieurs années. Le 24 février dernier, Lucie Berelowitsch, directrice du Préau, le centre dramatique national de Normandie-Vire, a contacté le directeur du Dakh, Vlad Troitskyi, et chacune des musiciennes des Daughters pour leur offrir un refuge et mettre le Préau à la disposition des artistes. Cinq d’entre elles travaillent aujourd’hui en Normandie, une autre ira les rejoindre après la tournée américaine ; la septième, Tanya Havrylyuk, a choisi de demeurer au pays, auprès de sa famille.

Les parents de Bida, eux, n’ont pas voulu quitter leur maison. « Malheureusement, ils vivent sur un territoire temporairement occupé [par l’armée russe] au sud du pays, mais heureusement, la situation n’y est pas aussi affreuse qu’elle l’a été à Boutcha, plus au nord, ou à Marioupol. C’est le calme relatif, mais ça doit tout de même être terrifiant. »

« Aider l’Ukraine »

« Pour moi, ce fut une décision douloureuse de quitter l’Ukraine », poursuit Natalka en retenant ses larmes et en précisant avoir écrit un texte à ce propos pour Danse macabre, « même si c’est un sentiment difficile à décrire avec des mots. Pour chacune d’entre nous, ce fut une décision complexe qu’on n’a pas prise à la légère. Nous avons toutes quitté l’Ukraine au même moment, mais sans emprunter le même chemin, chacune par des frontières différentes ».

« L’essentiel, c’est qu’on est aujourd’hui en sécurité et qu’on peut exercer légalement notre métier, être des artistes et parler de nos vies. Ce sentiment qu’on ne quitte pas l’Ukraine pour se réfugier, mais pour travailler, être utile, aider l’Ukraine autrement, c’était important pour nous tous. Bien évidemment, nous nous sentons toutes coupables, comme le ressent chaque citoyen ukrainien qui croit ne pas en faire assez et se demande ce qu’il pourrait faire de plus. Mais tout ce travail devant nous et ces projets qu’on mène nous aident à atténuer ce sentiment de culpabilité qui nous habite et nous convainc que nous sommes aussi en train de défendre l’Ukraine, à notre manière. »

Dakh Daughters sera au FIMAV le 19 mai. La 38e édition du festival se déroule à Victoriaville du 16 au 22 mai.

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